5 - Des difficultés relationnelles

L’attitude de chacun par rapport aux autres était une affaire de premier ordre. Les voisins s’épiaient mutuellement, attentifs aux façons de se comporter en public. Le détail des griefs nous apprend ce que recouvrait le terme globalisant de « se faire remarquer ». Il était question d’horaires peu respectés et de propensions à déranger autrui en dépassant les seuils de tolérance à la sensibilité auditive 1213 et visuelle 1214 . On conçoit aisément le rapport entretenu avec les thématiques précédentes. En effet, pour ne pas se faire remarquer, il convenait de travailler et de respecter les rythmes du labeur et du repos en réservant le temps de la nuit à la réparation de son corps 1215 . Il fallait encore revêtir les apparences d’une honnête femme, ne pas faire la noce ni déranger ses voisins par une attitude scandaleuse. Face à celles qui semblaient mener une vie réglée, qui étaient dites très tranquilles et bonnes travailleuses, le voisinage ne donnait pas l’impression de vouloir en savoir davantage. Et l’entourage de louer une voisine propre, retenue et sachant recevoir son amant sans bruit 1216 . Mais à la moindre incartade, le couperet tombait et la surveillance se resserrait. Etaient alors dénoncées diverses gênes comme autant d’attaques à la sensibilité commune : regards offensés à la vue de lorettes trop audacieuses dans leurs mises, oreilles choquées par le corps à corps bruyant de la prostituée et de son client…

De tout cela, deux mots paraissent prépondérants : dérangement et apparence. Le critère premier résidait bien dans le degré de dérangement subi. Il ne concernait pas seulement les agressions physiques – tel le bruit – mais aussi les préjudices moraux affectant le voisinage et sa réputation 1217 . Peut-être s’agissait-il de réputation touchant l’entité « quartier », ce qui supposerait l’existence d’une conscience collective d’appartenir à une rue ou un immeuble. Cela reste à prouver. Plus prosaïquement, chacun défendait son intérêt propre, le commerçant son magasin et le propriétaire sa maison. Ces individualités convergentes aboutissaient à la création d’une vox populi vectrice des jugements du voisinage. L’idée de dérangement signifiait qu’une personne était dite perturbatrice, non parce qu’elle ne se conformait pas aux normes de la communauté, mais parce qu’elle agissait mal sur le territoire de la communauté. Jeanne Delorme, logeant au 13 rue d’Alma, commit l’erreur de fréquenter la maison de passe sise au 14 de la même rue et des soldats venaient même l’attendre chez elle ou à son travail 1218 . Que la fille allât habiter ou seulement raccrocher quatre rues plus loin et ses voisins s’en lavaient les mains 1219 . Cette idée est liée à celle des apparences et des faux-semblants. Puisqu’on jugeait l’autre sur des apparences, il était possible de se tromper et de tromper le voisinage. Vu la rapidité de diffusion de la rumeur et vu la vitesse à laquelle se bâtissaient et se démolissaient les réputations, faire passer quelqu’un pour un mauvais voisin était un bon moyen de régler ses comptes. Quand une mère maquerelle habitant à quelques mètres de son domicile lui proposa un homme, Marie Dubet opposa un refus formel ‘«’ ‘ en lui disant qu’elle ne ferait jamais une vie pareille ’». Pour se venger, la matrone la dénonça au service des mœurs 1220

Mais que le voisinage, rompu au minutieux exercice d’observation, pouvait être curieux et soupçonneux par nature ! De la dissection de l’autre, chacun reliait des fils et tirait ses conclusions. Nous avons déjà évoqué l’exemple de la toilette ; d’autres peuvent être cités. Pour faire croire que l’on travaillait tout en restant crédible, il fallait adopter une couverture parfaite. Virginie Tissot ne put tromper ceux de son immeuble en leur faisant accroire qu’elle était couturière ; ils s’aperçurent vite qu’elle avait ‘«’ ‘ […] des ongles de 6 à 7 milimettres de long et les doits nullement piqués de l’éguille [sic’] 1221  ». Dans l’exemple suivant, une fille fut surprise par la police, mais tout porte à penser que ses voisins ne seraient pas restés dupes longtemps – s’ils l’étaient encore : ‘«’ ‘ Cette fille se disant ouvrière à la journée devrait être à son travail à l’heure ordinaire qui est de 6 à 7 heures du matin, et à 8 heures je l’ai trouvée couchée. Elle est venue me parler à sa porte en chemise et n’avait pas l’intention apparente de vouloir s’habiller’ 1222  ». Les dépenses en général et le prix estimé de la location en particulier étaient mis en rapport avec les revenus de l’état déclaré. Aucune remarque n’était adressée à la fille qui payait 1,40 francs par semaine pour un pauvre lit, ni même à celle qui déboursait 8, 10 voire 14 francs – d’autant plus si elle vivait en couple. En revanche, celles qui devaient des loyers hebdomadaires trop chers pour leur condition (plus de 20 francs) entretenaient le doute chez des voisins ne cachant pas leur étonnement. Les enquêteurs eux-mêmes ne manquaient pas de souligner que de telles pratiques étaient celles des femmes entretenues – à l’image d’Annette Malassagne dont l’amant prodigue lui payait une location à 60 francs la semaine 1223 . Pour se justifier de l’argent qu’elle avait, Marie Guichard crut s’en sortir en invoquant les largesses maternelles sans se douter qu’il était connu ‘«’ ‘ […] que sa mère ne [pouvait] pas la voir’ 1224  ». Grâce à ses déductions, l’immeuble statuait de la moralité de ses voisines mais, en l’occurrence, ce point n’était finalement que secondaire. C’était alors toujours une question de cohabitation mais placée sur un autre plan, celui de la confiance. Quel crédit accorder à celle qui cherchait à duper son entourage alors même que les relations populaires reposaient sur la confiance mutuelle ?

Une dernière question pour terminer : au bout de combien de temps le voisinage pouvait-il se faire une opinion d’autrui et conclure à une impossible cohabitation avec l’un ou l’autre de ses membres ? Nous avons envisagé, puis disséqué, différents critères de jugement, analysé quelques mécanismes du regard porté sur l’autre mais pouvons-nous répondre à une telle question ? En exagérant à peine, nous pourrions affirmer qu’un seul regard suffit. Marie Aimé était à peine depuis trois jours dans son nouvel appartement du 22 rue Grillet que ses voisins avaient déjà remarqué combien elle était une femme plutôt discrète, fréquentant le même homme mais ne travaillant pas 1225 . Etait-ce trop court pour se forger une opinion ? Mais qu’espère l’historien ? Un jugement solidement argumenté, fruit de l’expérience ? La réalité était toute autre et les réputations modulables. En trois jours, on se faisait une idée de son voisin, en trois ans également, et il n’est pas question de savoir si l’une ou l’autre perception était plus légitime. Le plus stimulant est de saisir la rapidité, la spontanéité et l’évolution des opinions.

Le principe de l’honneur autorisait le conflit en faisant comprendre tel ou tel acte comme une attaque personnelle. Les mécanismes de l’honneur ont montré toute l’importance de la famille en tant que base de la réputation de chacun : l’honneur individuel était la somme des réputations des individus composant un foyer. Mais contrairement au monde rural, la société urbaine ne se conçoit pas sous l’angle d’opposition entre maisons. De façon moins identifiée, l’interconnaissance passait par le voisinage qui se chargeait de juger les individus dont la famille n’avait pas résolu l’épineux problème de leur présence. Voilà pourquoi l’honneur était si important. Etre honorable procurait une bonne réputation à celui qui était naturellement, et comme tout un chacun, au cœur de la surveillance de proximité. L’honneur était lié à la suspicion qui guidait le regard du voisinage sur ceux qui l’entouraient et le composaient ; on se devait d’être irréprochable et transparent tant ce qui était caché paraissait suspect. Ce jeu de l’honneur et de la surveillance favorisait l’intériorisation des normes populaires ; on recherchait perpétuellement l’estime des autres dont on avait besoin pour prouver son honneur et marquer socialement sa place. On jouait devant le voisinage un rôle qu’il était vital de défendre.

Sous le regard des cohabitants, la voisine idéale travaillait, possédait une vie sentimentale aussi transparente que moralement acceptable, ne se faisait pas remarquer par ses attitudes intempestives, restait en toute chose dans les rails de la norme 1226 . Certains arguments se suffisaient à eux-mêmes. D’une femme travaillant à domicile, propriétaire d’une maison et vivant avec un terrassier gagnant 3,75 francs par jour, le voisinage n’imaginait pas un instant qu’elle eût été inscrite, par le passé, sur les registres de la prostitution 1227 . Finalement, chacune devait pouvoir s’intégrer avec facilité dans son entourage et en suivre les règles de conduite élémentaires. Les écarts étaient cependant fréquents car il y avait parfois loin de l’idéal au réel. Cette histoire, que les documents d’archives ont fait se conjuguer au féminin, était-elle la même pour la voisine que pour le voisin ? La plus grande partie des analyses ici esquissées valent tant pour la femme que pour l’homme. Simplement, la surveillance semblait être plus fine concernant la première, et les objets sur lesquels elle portait différaient quelque peu. Ainsi, la moralité masculine n’était pas un critère prépondérant. On distribuait donc les objets de la surveillance en fonction de la normalité de comportements supposés être spécifiquement masculins ou féminins. A lire certaines affaires, les femmes semblaient plus sensibles aux questions de pudeur et d’intimité dont les hommes paraissaient peu se soucier 1228 . Mais n’était-ce pas dû au fait que chacun s’avançait masqué ? Suivre la norme partagée par le plus grand nombre, ne pas faire de vagues et se fondre dans l’océan des comportements et des sentiments admis par tous, revenait à afficher le visage que la pression sociale vous obligeait spontanément à arborer. Jeter bas son masque condamnait celui qui offrait aussi crûment sa vérité à être repoussé dans les confins de l’acceptable (la femme sexuellement libre, l’enfant révolté, etc.).

Vivre en ville consistait à accepter les règles du jeu de la collectivité : aider les autres et être aidé par eux, les surveiller et être surveillé en retour. Seul comptait le degré de gêne collective qu’occasionnaient les comportements d’autrui 1229 . La surveillance du voisinage s’établissait donc sur une portion réduite du territoire urbain. L’autorégulation sociale populaire était possible uniquement grâce à une parcellisation de l’espace social. Chaque rue ou groupe de maisons s’occupait de quelques dizaines de personnes et le contrôle s’effectuait au travers de micro communautés. Tout n’était pas si rigide puisque, on le sait, les échanges interpersonnels ne se limitaient pas au quartier – et il était habituel qu’un voisinage contrôlât les faits et gestes de ceux qui traversaient son espace. En ce sens, la surveillance était double, portant sur les membres et sur le territoire du voisinage ; elle rompait l’idée de l’anonymat de la ville sans faire du quartier la réplique exacte du village. Ce qui signifie que, lorsque conflit il y avait, il se jouait et se dénouait devant les yeux de tous. C’est ce que l’étude des manières de régler un conflit va expliquer.

Notes
1213.

« Monsieur Mignot les a renvoyés parce qu’ils avaient souvent des scènes très violantes [sic] entre eux ». Id., Enquête Claudine Delarbre, 20/01/1870.

1214.

« […] elle a été vue à faire des signes aux hommes de sa chambre ». Id., Enquête Françoise Dutrève, 23/11/1869.

1215.

Si la femme n’avait pas sa place dans les rythmes nocturnes, il était reconnu aux hommes le droit de travailler la nuit et notamment de s’adonner à l’activité de contrebandier si bien considérée par le peuple.

1216.

Id., Enquête Marie Girardin n° 2, 01/06/1868.

1217.

Le préjudice subi par le dérangement du cours normal des choses était au cœur de toutes les plaintes de voisinage. Les habitants de la rue du Mail, à La Croix Rousse, dénoncèrent les bagarres incessantes, les insultes grossières et l’indécence des filles comme autant de mauvais exemples pour les enfants du quartier (ADR, 4 M 508, Pétition adressée au maire de La Croix Rousse, 26/08/1840).

1218.

AML, 1122 WP 01, Enquête Jeanne Catherine Delorme, 17/03/1869.

1219.

C’était le cas de Suzanne Kesslring qui habitait cours Lafayette et passait du bon temps avec des militaires dans une buvette du cours Vitton (Id., Enquête Suzanne Kesslring, 24/09/1869). Schéma classique selon lequel était gênant ce qui touchait de près.

1220.

AML, 985 WP 19, Enquête Marie Dubet, 18/09/1866.

1221.

Id., Enquête Virginie Tissot, 02/04/1866.

1222.

Id., Enquête Catherine Phélippon n° 1, 02/10/1866.

1223.

AML, 1122 WP 01, Enquête Annette Malassagne, 25/11/1868. Un second amant lui donnait 200 francs par mois.

1224.

Id., Enquête Marie Guichard, 17/07/1868.

1225.

Id., Enquête Marie Aimé, 09/09/1867.

1226.

Cela fait écho à ce qu’Arlette Farge et Michel Foucault avaient montré pour le XVIIIe siècle : « Se conduit mal en somme celui ou celle qui s’adonne à d’autres référents que son travail, sa maison ou la fructification de son patrimoine ». Arlette FARGE, Michel FOUCAULT, Le désordre…, op. cit., p. 30.

1227.

AML, 1122 WP 01, Enquête Annette Viard, 11/09/1869.

1228.

L’exemple le plus frappant de cette vision pourrait être l’histoire de cette femme choquée par la conduite de son mari : ivre, il « […] veut absolument et en présence de mes deux enfants âgés de 15 et 14 ans avoir des rapports avec moi ; nous couchons tous dans la même chambre, comme je résiste à cet acte d’immoralité, il me frappe, il fait plus, il se met dans un état complet de nudité sans craindre d’offenser la pudeur de mes enfants et notamment de ma fille, il répond aux observations que je lui fais par les paroles les plus sales ». AML, I3 28, Procès-verbal du commissaire de l’arrondissement de Perrache, 09/09/1854. C’était par la mère qu’une partie des sensibilités se transmettait aux enfants.

1229.

Sur le plan des nuisances industrielles, un voisinage portait plainte, non parce qu’il ne supportait pas le bruit ou l’odeur dégagée par un atelier, mais parce qu’il estimait que cette activité nuisait au prestige du quartier, donc au prestige de chaque individu qui le composait. Sébastien DUFAUG, Histoire de la pollution chimique à Lyon du milieu du XIX e siècle au début du XX e siècle, Mémoire de maîtrise dirigé par M. Girolamo Ramuni, Lyon, Université Lumière Lyon 2, 2000, f° 56 sq.