B- La gestion des différends

L’agression, le vol, la violence, l’honneur, les rapports tendus de voisinage : comment sortir du conflit, comment gérer les différends ? L’étude d’un conflit lambda aide, mieux que de longs discours théoriques, à comprendre les voies tortueuses de l’arrangement.

En octobre 1818, dans un cabaret de la rue de l’Arsenal, des militaires refusèrent de payer et s’opposèrent aux débitants ; le ton monta rapidement ; une lecture rapide du compte-rendu de l’affaire laisserait supposer qu’elle se terminât dans une zizanie indescriptible 1230 . Pourtant, à y regarder de plus près, cette rixe, comme tant d’autres, se composait d’actions précises et codifiées où chacun tenait son rôle. Donc, au départ, un groupe de militaires se leva et partit sans régler ses consommations. Tout commença par un geste en apparence anodin – se lever – mais dont les militaires n’ignoraient pas l’impact provocateur. Une conversation s’engagea, le cabaretier réclamant son dû. Les militaires répliquèrent alors que celui qui avait perdu au billard devait payer. Le joueur malchanceux n’avait pas d’argent sur lui et n’était pas connu des soldats qui refusèrent de se porter garants. Une deuxième phase débuta, caractérisée par une conversation où chacun s’exprima tout en campant fermement sur ses positions. La situation était bloquée, seul un coup d’éclat – il n’était nullement question d’abandonner la partie – pouvait la faire évoluer. Ce furent les plus jeunes, deux tambours, qui s’en chargèrent ; l’un déclara ‘«’ ‘ qu’il sortirait en dépit de tout le monde et qu’il sabrerait tous ceux qui voudraient s’y opposer ’». Aux explications succédèrent les menaces. Le calme revint lorsqu’un ancien militaire – client attablé seul – lança au fanfaron : ‘«’ ‘ Tais-toi, tu n’es qu’un blanc-bec ; on te prendra ton sabre et on te mettra à la porte ’». Un médiateur pouvait tenter d’éviter la violence en la désamorçant. La médiation réussit auprès du tambour qui s’excusa et s’effaça derrière l’autorité d’un ancien – un médiateur devait posséder une certaine stature. Mais l’intervention d’une personne respectée fut insuffisante ; il avait certes éteint une première flambée de violence, mais n’avait pas réglé le différend. Et une fois encore, les soldats se levèrent pour partir. Le cabaretier tenta alors d’empêcher le tambour de sortir son arme. Ce premier contact physique n’entraîna que de nouveaux pourparlers. L’arrivée successive de trois autres personnages fit basculer la scène dans la violence, inéluctable et attendue de tous, puisque les civils étaient prêts à faire face bien qu’ils ne fussent pas armés. Le premier déclic s’opéra à l’arrivée de la femme du débitant. La violence contenue jusque là trouva un excellent dérivatif qui lui permit, par l’insulte, de se libérer. Témoin de ce flot d’injures, le mari devait défendre l’honneur de sa femme, donc le sien. Il intervint par la parole et le geste en tentant de faire sortir de force le tambour. Un coup de pied fusa. L’action trop longuement refoulée se libéra : le second tambour tira son sabre et frappa le tenancier. Un autre client, menuisier de son état, tenta à son tour une médiation. Il maîtrisa le soldat, lui ôta son arme et la lui remit aussitôt – la symbolique du geste était ici le plus important. Le deuxième déclic fut assuré par l’entrée impromptue d’une vendeuse de pâtisseries dans le café. Nouvel exutoire à la violence, sa marchandise fut saccagée. Mais rien n’avait encore réellement ni amené à la rixe ni réglé le différend. Il fallait donc un troisième déclic en la personne d’un officier sollicité par la femme du cabaretier, laquelle, constatant l’échec des deux arrangements, préféra recourir à l’autorité. Rappelé à l’ordre par l’officier, le tambour se répandit en injures avant de se voir confisquer son arme, symbole du passage au répréhensible. La note fut finalement réglée.

Fort représentative, cette affaire résume tout d’un conflit et de ses possibles règlements : la montée de la violence verbale puis physique, la défense de l’honneur, la violence effective des plus jeunes, la violence plus symbolique des autres, l’explication, la médiation, la force et la plainte à l’autorité.

Notes
1230.

ADR, 4 M 176, Procès-verbal du commissaire de police du 1er arrondissement, 11/10/1818.