La violence arbitrée

On s’affrontait en public pour attenter à l’honneur de son adversaire et pour rechercher le soutien de la population. Le conflit interpersonnel était reconnu comme un moment constitutif du vivre ensemble à la condition qu’il se développât en plein jour, aux yeux de tous, car les codes de la violence décrits précédemment s’adressaient tout autant – voire davantage – aux témoins qu’à l’adversaire. La publicité fondait sa légitimité. Ceux se trouvant dans le voisinage d’une dispute étaient amenés à en être les arbitres : si les deux partis acceptaient la publicité de l’affrontement, il fallait en retour que les personnes présentes au moment du conflit surveillent le bon déroulement des hostilités. Quelques dizaines de personnes assistaient facilement à une rixe qui faisait, elle aussi, partie du theatrum mundi. Même si certains pouvaient intérieurement soutenir l’un ou l’autre des partis en présence, la foule n’allait pas forcément prendre position dans ce qui relevait presque de la logique de l’ancestral jugement de Dieu, voire du duel – encore présent en ville et essentiellement pratiqué par les militaires. Par ailleurs, les combattants ne toléraient pas une intervention qui aurait été, à leurs yeux, injustifiée. Il fallait laisser l’explication se dérouler. Une boutiquière qui tentait d’empêcher un règlement par la violence entre deux femmes se fit frapper par l’une d’entre elles 1234 (il n’était pas rare de voir les parties opposées faire front contre l’intrus). Il est clair qu’en cherchant à intervenir, la commerçante entravait le bon déroulement de l’autorégulation.

Les prises de position de la foule ne se faisaient généralement qu’en fonction d’infractions commises à un ensemble de règles que devait respecter l’affrontement violent et qui excluait l’acharnement et la violence monstrueuse – qui du reste appartenaient à la violence cachée car intolérable et criminelle. Setier larda sa femme de quarante coups de couteau, Collot découpa son oncle en deux tronçons et l’éviscéra, Joannon et ses complices tuèrent trois femmes et en violèrent deux ensuite, Seringer défigura sa sœur et sa mère 1235 … Ces crimes monstrueux étaient jugés tels par une population rebutée par une violence sauvage débarrassée de tous codes. Régulatrice sociale autant que garde-fou, la foule veillait donc à ce que le règlement ne fisse pas appel à une violence illégitime et scandaleuse, venant troubler l’ordre du plus grand nombre. Il était principalement question de seuils de tolérance qu’il était permis ou non de dépasser : ils étaient évalués en fonction de la gravité des coups et du pourquoi du conflit. Une infériorité numérique était une occasion typique d’intervention. « Pendant qu’il se débattait à terre, plusieurs personnes vinrent à son secours », apprend-on à propos d’un ouvrier tourneur assailli par des compagnons menuisiers 1236 . Un peu plus tard, un de ses sauveurs fut à son tour agressé devant une « affluence considérable » : ‘«’ ‘ Le sieur Petit Jean a été maltraité et blessé par deux de ces ouvriers, il a saisi au collet un deux qui tenait un gros caillou à la main : le public lui a prêté main forte pour faciliter cette ârrestation [sic] ’».

D’autres formes de déséquilibres entre combattants suffisaient à provoquer la réaction de la foule. Quand un groupe armé de bâtons s’en prit à un septuagénaire accompagné de ses deux fils, dont l’un trop jeune pour pouvoir se battre et l’autre n’ayant que ses seuls poings pour faire front, il se retrouva vite cerné par la foule et obligé de prendre la fuite 1237 . En fonction de la gravité de l’écart constaté, la foule se contentait de séparer les belligérants à moins qu’elle ne préférât donner une leçon à celui ou celle qui avait commis une infraction, voire le/la livrer aux forces de l’ordre. Seul le dépassement de codes établis entraînait l’intervention, il ne semble pas y avoir d’autres critères entrant en jeu, même lors d’opposition entre une femme honnête et des filles publiques. Dès que le règlement par la violence était choisi, chaque partie était placée sur le même plan, quel que fût son niveau social. Et ce d’autant que la mémoire des conflits anciens était moins importante en ville qu’en milieu rural 1238 . L’intervention était encore possible en cas de conflit particulier opposant, par exemple, un étranger à un Lyonnais ; le Lyonnais pouvait compter sur ses semblables. Sinon, la foule restait neutre – ce qui pouvait signifier beaucoup, ainsi que le prouve l’exemple suivant. Lambert accusa en public Brunaud de l’avoir dénoncé et d’être à l’origine de la saisie de sa voiture. L’affaire étant connue, Brunaud put riposter et exercer des voies de fait à l’encontre de Lambert ; sa réponse était acceptée par tous 1239 . La neutralité de la foule et sa présence silencieuse étaient des signes d’approbation lancés à Brunaud. Encore fallait-il que ce fût la victime qui demandât réparation – seul un mari pouvant se substituer à sa femme.

Entre la violence et l’arrangement, prenait place une forme de l’autorégulation populaire bien connue des historiens : le charivari. Un groupe d’individus (hommes ou femmes) venait montrer à la communauté son désaccord avec tel ou tel, en pointant par la mascarade et la dérision son entorse aux règles communes. Quelques exemples se retrouvent dans les archives. Ils sont classiques. De jeunes ouvriers s’en prirent à la veuve Laurent qui, en plus de s’être remariée, refusa de donner du vin aux jeunes du quartier après l’avoir pourtant promis. Ceux-ci se vengèrent en faisant un vacarme de tous les diables sous ses fenêtres accompagné d’injures bien senties, durant quinze minutes le premier soir et deux fois plus de temps le lendemain 1240 . Mais déjà ce mode d’autorégulation était en perte de vitesse et il disparut après 1848. On a pu lire ici ou là que l’abandon du charivari était le signe de la déculturation des populations soumises à la ville acculturante. Cette habitude archaïque avait, certes, bien fini par mourir mais elle ne correspondait déjà plus à l’autorégulation elle-même, et d’autres formes de gestion du social s’étaient affirmées et avaient pris le relais.

Notes
1234.

ADR, UCor 9, Jugement du Tribunal correctionnel de Lyon, Affaire Beurton, 10/04/1809.

1235.

Alexandre NUGUES-BOURCHAT, Le spectacle…, op. cit.

1236.

ADR, 4 M 178, Lettre du lieutenant de police au préfet du Rhône, 23/04/1819.

1237.

ADR, UCor 7, Jugement du tribunal correctionnel de Lyon, Affaire Chevalier, 11/01/1808.

1238.

Cette mémoire des différends restait seulement présente au niveau des individus qui s’opposaient ; les vieilles querelles de famille étaient peu importantes. En revanche, la foule arbitre pouvait être influencée si l’un des combattants était connu pour être un très mauvais sujet.

1239.

AML, I3 10, Actes judiciaires du commissaire de police de l’Hôtel Dieu, Affaire Brunaud, 25/11/1834.

1240.

ADR, 4 M 192, Lettre du maire de La Croix Rousse au préfet du Rhône, 21/08/1833.