L’arrangement 1241

Une des premières réactions face au conflit était de se débrouiller seul. Pour un vol, on n’allait pas immédiatement au commissariat mais on enquêtait soi même ; quand tout était terminé, une fois qu’on avait de solides soupçons ou que le délinquant était maîtrisé par ses propres soins ou avec l’aide du voisinage, on appelait éventuellement la police…. Ce qui laissait la latitude suivante : livrer ou non aux forces de l’ordre le coupable. Les affaires de vol étaient les plus propices à ce type de dénouement – peut-être parce que le voleur attirait moins la compréhension que le violent ; il est vrai aussi que le voleur qui rendait la marchandise dérobée était parfois relâché par la foule 1242 . Une fois que quelques-uns avaient réussi à s’emparer du filou, ils le ramenaient sur le lieu de son forfait et le fouillaient. S’occuper seul de poursuivre les délinquants ne se résumait pas à courir après eux mais parfois à mener sa propre enquête – signe absolu de ce que le recours à la police avait de superflu. Un homme ne porta pas plainte après s’être rendu compte qu’on lui volait du vin et préféra retrouver lui-même le coupable. Il fit trois vérifications afin de s’assurer que quelque un s’introduisait bien nuitamment dans sa cave. Deux nuits d’affilée, il plaça une allumette dans la serrure qu’il avait fermée à double tour. Les deux matins suivants, il retrouva l’allumette cassée et la porte fermée à un tour seulement. Enfin, après avoir noirci à la fumée la clef du robinet de son tonneau, il découvrit des traces de doigts. Il décida donc de s’enfermer dans son cellier et d’attendre patiemment l’auteur du forfait. Quelle ne fut pas sa surprise lorsqu’il vit sa voisine pénétrer dans sa cave, tenant une lampe d’une main et portant de l’autre un vase en terre d’une contenance de quatre litres ! Voici l’échange qui s’en suivit : ‘«’ ‘ […] elle balbutia ces mots, Oh je me trompe, mais non je ne me trompe pas lui répondis-je, il y a assez longtemps que cela dure, c’est vous qui m’avez volé, vous êtes une malheureuse ». ’Menaçant de porter plainte, il accepta finalement un arrangement vues la bonne réputation du mari et la grossesse de sa fille ; il se fit payer 50 francs de dédommagement 1243 . On aura noté qu’un conflit ne se résolvait pas uniquement par la violence et que le désaccord populaire se traduisait aussi bien par la foire d’empoigne que par l’explication calme. Ici, la démarche du volé, travailleur aux abattoirs, fut aussi réfléchie qu’éloignée de la mythologie entourant les garçons bouchers…

A ce stade, les victimes pouvaient, comme le montre l’exemple précédent, alerter les autorités ou trouver un arrangement : elles décidaient elles-mêmes de la justice à rendre. Dans le cadre des relations de voisinage, il n’était souvent pas même nécessaire de poser cette alternative. Il n’était effectivement pas certain qu’une mauvaise opinion d’autrui aboutît forcément à une action contre l’élément perturbateur. Avant d’en arriver à une telle extrémité, l’intrus avait souvent de lui-même quitté les lieux : ‘«’ ‘ Les voisins étaient sur le point d’aller au commissaire de police, mais comme ils ont çu [sic] qu’ils quittaient la maison, ils en restaient là’ 1244  ». D’autres fois, un arrangement était recherché. Le propriétaire de Marie Ginod, se rendant compte que sa locataire recevait ‘«’ ‘ des femmes de mauvaise conduite ’» et de nombreux hommes, lui fit des remontrances à ce sujet ; aussitôt ces allers et venues cessèrent 1245 . En cas d’échec, et toujours dans le cadre des relations de voisinage, le procédé habituel consistait plus fréquemment à mettre à la porte celui/celle qui dérangeait. En cas de besoin, des actions décisives étaient menées. Elles se prenaient parfois de manière préventive par l’éviction de voisins potentiellement gênants. Nul besoin de se montrer particulièrement scandaleux ou roué tant le voisinage semblait sûr de ses jugements : une femme fut mise à la porte parce qu’il estimait ‘«’ ‘ qu’elle [était] pour faire la vie un moment ou l’autre ’» et souhaitait s’éviter des désagréments prévisibles 1246 . Les locataires étaient à la merci de leur propriétaire puisqu’il était très facile de les renvoyer 1247 . Les différences d’utilisation de la plainte et du renvoi témoignent une fois de plus de ce que le voisinage ne cherchait pas à punir l’autre mais d’abord à l’éloigner. Il agissait rarement contre autrui, sous le coup d’une colère soudaine, mais après réflexion. On donnait plus d’une chance au gêneur, on tentait une médiation, on essayait de s’expliquer avant d’en venir à des solutions plus radicales. Et quand il fallait en terminer, on éloignait donc plus qu’on ne réglait un problème : quand un voisinage arrivait à déloger les importuns dont les scènes de ménage troublaient le repos, le calme, certes, revenait mais les ennuis de la femme battue n’étaient pas résolus 1248 .

L’arrangement était également fréquent dans les affaires de mœurs. Plutôt que de porter sur la place publique les attouchements dont une enfant avait été la victime, des parents préféraient la voie du compromis qui prenait, comme souvent, la forme d’un dédommagement pécuniaire. L’arrangement convenait parfaitement à l’agresseur qui évitait d’être placé entre les mains de la justice (la menace de la plainte était un argument de poids pour décider Untel à payer) et conservait son honneur et les avantages s’y rattachant (un emploi par exemple) ; il pouvait toutefois hésiter, dans certains cas, à accepter un compromis qui revenait à reconnaître sa faute – tout dépendait alors de la publicité qui était faite à l’affaire. Dire ou se taire, libérer ou non la parole, était la condition préalable à toute conciliation, et les « chaînes d’intermédiaires 1249  » menant ce type d’affaire à l’arrangement étaient souvent les plus longues et les plus fragiles de toutes. Après avoir averti le commissaire du viol dont son enfant avait été victime, un père revint sur sa décision : ‘«’ ‘ Je me laissai toucher par les pleurs de la femme Riffat qui ne paraissait pas mettre en doute la culpabilité de son mari mais qui me suppliait de ne pas le déshonorer et de consentir à retirer ma plainte moyennant une somme de deux cents francs. La femme Riffat promit aussi à ma fille d’avoir soin d’elle si elle devenait enceinte’ 1250  » ; et l’arrangement fut conclu au cabaret où un billet fut signé. Dans ces affaires, le rôle de la femme était absolument central car à elle revenait la lourde tâche de réparer les erreurs de son mari et de trouver la voie du compromis ; elle prenait en charge la parole de l’enfant et la diffusait comme elle l’entendait 1251 .

Donner de l’argent en contrepartie de l’abandon des poursuites était l’arrangement le plus courant – et pas seulement dans les affaires de mœurs. Lors d’une rixe entre deux ouvriers teinturiers, l’un fut précipité dans une cuve bouillante et en ressortit fortement brûlé avant de succomber le lendemain. Un tel acte était passible de la Cour d’assises en tant qu’homicide volontaire ou involontaire. Le meurtrier offrit 100 francs de secours au père en échange de son silence. Il n’y eut effectivement aucune poursuite de la part du père et des quatre témoins, présents lors de la rixe durant laquelle ils n’étaient pas intervenus 1252 . L’arrangement privé ne fut pas forcément du goût du voisinage qui avait volontairement été tenu à l’écart et n’avait pu remplir son rôle de régulateur social. Ayant eu vent du dédommagement financier, il ne l’approuva pas – certainement parce que la rixe avait entraîné une mort violente et monstrueuse. Il put toutefois utiliser une arme imparable : la rumeur. Beaucoup d’affaires, dont les protagonistes avaient souhaité qu’elles se déroulent en toute confidentialité, furent portées à la connaissance de l’autorité par la clameur publique. La clameur publique n’était qu’une forme de la régulation sociale dont se servait la population. En faisant parvenir aux oreilles du pouvoir l’existence de faits qu’elle jugeait répréhensible, elle poursuivait son rôle d’arbitre.

Contrairement à l’exemple cité plus haut, l’arrangement ne se contractait pas toujours directement entre les parties en présence ; fréquemment, une tierce personne jouait les médiateurs. Approuvée par tous, elle était mandatée par la population pour régler le conflit. Il s’agissait d’un individu jouissant d’une stature morale certaine dans son quartier, du curé ou d’un commissaire de police, ou enfin de toute personne jugée digne de confiance. Une femme porta plainte devant le commissaire de police contre un aubergiste vaisois ; le lendemain, le maire du faubourg proposa sa médiation, fit retirer la plainte et obtint que le débitant donnât 20 francs en dédommagement 1253 . Dans une affaire d’adultère, un commissaire chercha un terrain d’entente entre le mari trompé et l’épouse volage : l’affaire en restait là à condition qu’elle consentît à revenir auprès de son époux. Mais la médiation n’était qu’une proposition. Elle pouvait être refusée : ‘«’ ‘ Je préfère Gigaud à mon mari et ce n’est pas cette circonstance qui m’empêchera de l’aimer’ 1254  ». A la suite de ce dernier échec, la plainte et le recours aux tribunaux devenaient l’ultime possibilité de résoudre un conflit. Au bout du compte, si l’arrangement était bien « […] une demande de relance du jeu social 1255  », il n’était pas forcément, à Lyon, un aveu de faiblesse, au contraire du Gévaudan d’Elisabeth Claverie. Il compensait les faiblesses et avantages de chacun et équilibrait les rapports de force (c’était particulièrement le cas lors des affaires de mœurs) ; il permettait essentiellement de sortir d’une situation bloquée et de désamorcer la violence. Il ne faudrait pas, en effet, croire que deux partis opposés recherchaient à tout prix la rupture et l’annihilation de l’autre.

Mais l’arrangement ne résolvait pas toutes les affaires ; le règlement d’un conflit devait prendre alors une ultime voie : le recours judiciaire.

Notes
1241.

Il est tout aussi évident que regrettable que l’arrangement ne se donne à voir que lorsqu’il a échoué, sinon les archives n’en garderaient jamais la trace. Dans les paragraphes suivants, seront tracées les grandes lignes de ce type particulier de règlement. Pour plus de détails (arrangement en fonction du statut social, du sexe, etc.), nous nous permettons de renvoyer à l’ouvrage de François Ploux (Guerres…, op. cit.).

1242.

Yves CASTAN, Honnêteté…, op. cit., p. 79.

1243.

AML, I3 28, Acte judiciaire du commissaire de police de Perrache, 19/04/1854.

1244.

AML, 1122 WP 01, Enquête Sabine, Louise et Aimée Touras, 20/03/1867.

1245.

Id., Enquête Marie Ginod, 21/02/1868.

1246.

Id., Enquête Marie Aimé, 09/09/1867.

1247.

Concernant les supposées prostituées qui firent l’objet d’une enquête, 16 sur 43 subirent ce préjudice.

1248.

Voir à titre d’exemple ADR, 4 U 181, Procès Chambard, Déposition de Joseph Brun, 15/03/1865.

1249.

François PLOUX, Guerres…, op. cit., p. 256.

1250.

ADR, 4 U 163, Procès Riffat, Déposition de Jean-Marie Colomb, 03/10/1860.

1251.

Le poids des femmes dans le passage du silence à la parole et dans la diffusion de celle-ci était indiscutable. Dans l’affaire Pauline Vauvert, l’enfant rompit le silence en se confiant à sa cousine et à une voisine. La première fit passer les révélations de la petite fille auprès de deux amies, tandis que la voisine avertissait la mère. Cette dernière prévint la grande tante et l’oncle de Pauline. On constate que l’homme ne fut mis au courant que dans un troisième et dernier temps. ADR, 4 U 227, Affaire Vauvert, Dépositions des témoins, 04/1870.

1252.

AML, I3 14, Acte judiciaire du commissaire de police du 2ème arrondissement de La Guillotière, 09/1843.

1253.

ADR, UCor 12, Jugement du Tribunal correctionnel de Lyon, Affaire Bernachat et Gros, 19/06/1821.

1254.

AML, I3 14, Acte judiciaire du commissaire de police du 2ème arrondissement de La Guillotière, 21/09/1843.

1255.

Elisabeth CLAVERIE, « "L’honneur"… », art. cit., p. 755.