2 - Le recours à l’Etat

La plainte

Porter plainte n’était pas une habitude nouvelle au XIXe siècle, ce moyen de dénouer les situations les plus compliquées était déjà utilisé à l’époque moderne 1256 . Théoriquement, le recours à l’autorité n’était qu’une possibilité parmi d’autres, généralement utilisée lorsque toutes les autres avaient échoué ; seul un assassinat perpétré devant témoins pouvait entraîner un recours immédiat à la police. Lors de problèmes de cohabitation, les voisins réagissaient quand les ennuis se présentaient directement à eux. A reprendre les enquêtes concernant d’éventuelles filles publiques, seulement quatre firent l’objet d’une plainte auprès des services de police ; elles représentaient des cas limites pour lesquels aucun critère positif n’avait pu être dégagé. Un exemple pris en dehors de ces enquêtes montre combien il fallait qu’un locataire contrevînt aux normes pour que la police fût mêlée à un tel ennui de cohabitation : un marchand de fromages alla se plaindre aux autorités de ce que son locataire ‘«’ ‘ attirait chez lui jour et nuit une foule d’individus et de femmes de mauvaise vie à mine suspecte, en compagnie desquels il se livre à de véritables orgies ’». Et d’ajouter qu’il n’avait aucune activité salariée depuis plus d’un an alors même qu’il semblait vivre comme un prince. Comme ce voisin ne respectant pas les normes de la vie collective ne souhaitait pas déménager, le propriétaire se vit contraint de porter l’affaire devant les bureaux de la police 1257 . Face à la justice ou la police, le propriétaire était certain d’avoir gain de cause – même lorsqu’un arrangement était proposé comme souvent dans le cas de loyers impayés. Tel locataire devant 150,25 francs, soit huit mois de loyer, fut autorisé par le juge de paix à régler la somme en trois fois ; s’il refusait, il était expulsé et devait quand même payer le mois courant, des indemnités de résiliation et s’acquitter des frais de dépense de l’instance 1258 . Mais la plainte n’était pas seulement utilisée par les seules victimes ; les agresseurs s’en servaient aussi comme moyen de lutter contre l’autorégulation dont ils étaient la victime – ce qui pouvait finir par pervertir le système.

La population citadine comme rurale 1259 paraît être devenue au fil des décennies plus procédurières et le recours au tribunal prendre à maintes reprises le pas sur l’arrangement. Cela signifie que la plainte ne restait pas dans les papiers du commissaire de police qui se chargeait d’arranger les parties en présence, voire de prendre position pour l’une ou l’autre. Jugée insuffisante, cette façon de faire n’était plus considérée comme une fin en soi mais comme une étape permettant d’atteindre un tribunal. Les affaires les plus infimes d’insultes échangées peuplèrent la correctionnelle sous le 1er Empire. En 1815, un pauvre charretier éméché, Antoine Bouse, créa un léger incident devant l’étal d’une marchande de fruits et fut corrigé par Gros, cabaretier croix-roussien 1260 . Ce dernier ne manqua pas de se vanter d’avoir remis à sa place le paltoquet – ce à quoi personne ne trouva à redire. Selon les façons de faire anciennes du peuple, l’affaire aurait dû en rester là et Bouse se taire ou se venger physiquement. Il n’en fit rien, porta l’affaire devant les tribunaux et obtint satisfaction. La surprise non feinte de Gros, se voyant appelé à comparaître, indique qu’une nouvelle façon de se venger était née. On utilisait désormais la justice en premier recours dans un intérêt strictement personnel ou familial. Ils étaient quelques-uns à réagir à l’image de Gros et à estimer que porter un différend au tribunal n’était pas conforme aux règles de l’autorégulation populaire. Pour mettre fin à un conflit les opposant, deux couples avaient conclu un « pacte » selon lequel ils devaient s’éviter et ne pas se présenter à leur domicile réciproque. Lorsque l’un se rendit dans le cabaret de l’autre, ils furent mal reçus, essuyant insultes et coups 1261 . Les cabaretiers avaient répondu à ce qu’ils estimaient être une provocation et, selon le système d’autorégulation en vigueur, ils se croyaient dans leurs droits. Leur convocation au tribunal fut considérée comme une faute commise par leurs adversaires qui refusaient les règles établies.

La plainte portée, on rejouait le différend devant le juge, chacun racontait sa version, invariablement identique d’une affaire à l’autre : untel fut agressé sans raison alors que tel autre n’avait fait que répondre à une provocation. D’une certaine manière, la lutte se poursuivait et c’était au juge, et non plus à la foule, à qui les parties demandaient un arbitrage. Il y avait en ce sens une certaine naïveté vis-à-vis du rôle de la justice, comme si sa logique recouvrait celle du voisinage 1262 . Les parties portaient leur différend au tribunal et cherchaient à remporter l’adhésion de l’autorité en dévaluant l’autre comme si elles s’adressaient à leur entourage. Au final, la plainte apportait de nombreuses satisfactions au plaignant : son adversaire était considéré comme coupable, la police était venue chez lui (ce qui avait pu l’intimider), sa réputation était mise en danger au sein d’un voisinage qui commençait à douter de sa probité (il resterait celui qui avait été arrêté et mis en prison, même si ce n’était qu’au titre de présumé coupable 1263 ). Cela suffisait souvent à satisfaire le plaignant qui prenait des risques – sa plainte pouvait toujours se retourner contre lui. Dans ce cas, l’utilisation de la plainte était classique. Mais, en correctionnelle, les affaires d’insultes et de coups étaient systématiquement renvoyées car les juges étaient incapables de déterminer qui avait commencé à frapper ou injurier qui 1264 . En réalité, peu importait pour le plaignant : il avait obtenu réparation en amenant la police ou la justice à s’abattre sur son rival (celui-ci pouvait difficilement refuser une invitation à comparaître pour ne pas donner l’impression d’avouer sa culpabilité). Il est probable que le plaignant retirait de lui-même sa plainte, une fois cette première étape passée. Evidemment, il était tentant d’obtenir plus, en voyant son adversaire condamné à payer les frais de procédures, une amende, des dommages et intérêts, voire à passer un séjour à l’ombre de quelques semaines ou de quelques mois. Ici se situait la grande différence entre la plainte qui ne passait pas la sphère policière et qui restait au niveau de l’infrajudiciaire, et celle qui gagnait la sphère judiciaire. Etait alors recherchée une forme plus radicale de règlement, nettement moins symbolique, pour qui espérait l’élimination de l’adversaire en s’appuyant sur la dureté du Code pénal. Un soufflet sans gravité aucune était reconnu comme voie de fait et soumis, par conséquent, à l’application de l’article 311 : ‘«’ ‘ Lorsque les blessures ou les coups n’auront occasionné aucune maladie ni incapacité de travail personnel […] le coupable sera puni d’un emprisonnement d’un mois à deux ans et d’une amende de seize à deux cents francs ».’

Notes
1256.

David GARRIOCH, Neighbourhood…, op. cit., p. 217.

1257.

ADR, 4 M 18, Rapport d’un sous-inspecteur au commissaire spécial de la sûreté, 22/12/1884.

1258.

ADR, 7 Up 199, Justice de paix du 7ème arrondissement de Lyon, Jugements sur les loyers, 02/08/1892.

1259.

Frédéric CHAUVAUD, Les passions…, op. cit., pp. 199-200.

1260.

ADR, UCor 154, Jugement du Tribunal correctionnel, Affaire Bouse, 25/09/1815.

1261.

ADR, UCor 7, Jugement du Tribunal correctionnel de Lyon, Affaire Chaumetton, 23/06/1807.

1262.

Cf. chapitre XIII pour une étude détaillée des confrontations juge/prévenu.

1263.

Yves CASTAN, Honnêteté…, op. cit., p. 72.

1264.

Dépassé par de nombreuses affaires minuscules, le Tribunal correctionnel en venait parfois à proposer un arrangement : « […] il à eû des torts respectifs entre des parents que de bons sentiments doivent rapprocher en oubliant le passé [sic] ». ADR, UCor 10, Jugement du tribunal correctionnel, Affaire Randon et Maillet, 30/12/1816. Ce rôle important dévolu à l’Etat, notamment dans le cadre du règlement des affaires familiales, se développait paradoxalement au moment où le pouvoir, qui ne pouvait prendre en charge les malheurs de chacun, souhaitait se reposer sur un ordre interne aux familles.