Une autorégulation biaisée ?

On touche cependant ici une des limites du recours à la justice. On se servait d’elle parce qu’elle impressionnait, marquait les esprits et flétrissait les réputations mais, ne satisfaisant qu’une des parties, mettait-elle toujours fin aux différends ? N’était-elle pas susceptible de fournir un règlement tronqué car basé sur le faux témoignage utilisé dans une stratégie de calomnie ?

L’action collective existait : la pétition aux autorités pour se plaindre ou prendre la défense de tel ou tel n’était que la transposition de l’autorégulation dans le contexte spécifique du rapport à l’Etat. Transposition naïve puisque la pétition avait finalement peu de poids lorsque les machines policière et judiciaire se mettaient en route. La foule arbitre se muait alors en témoins dont le rôle était plus ambigu. Cette autre manière de prendre position et de trancher en faveur d’X ou Y se déclinait en trois possibilités : accuser, dédouaner ou se taire. Se taire était un choix fréquent pour quiconque était soucieux de ne pas rompre ses réseaux de relation ni d’accorder son crédit à une entreprise dangereuse – on se méfiait du pouvoir. Combien d’affaires voyaient leurs témoins se taire et assurer qu’ils n’avaient absolument rien vu ? ‘«’ ‘ Nous pensons que tous les témoins connaissent particulièrement l’auteur des blessures mais qu’ils ne veulent pas fournir à la justice les éléments dont elle a besoin’ ‘ 1265 ’ ‘ ’», écrivit un commissaire de police certainement au fait des habituels talents d’observation du peuple. S’ils ne disaient rien, c’était qu’ils n’étaient pas intervenus précédemment ou refusaient un règlement par la violence. On imagine également que le silence était une forme de désapprobation de la part de ceux qui pensaient incongru de ne pas débrouiller seul un différend et d’être obligé d’avoir recours à une aide extérieure. En général, dans une affaire quelconque, le voisinage gérait la parole et décidait quand il devait rendre public un comportement déviant ; le processus judiciaire niait ce droit de gestion en obligeant le voisinage à parler devant le juge d’instruction. Cette obligation faisait peut-être partie de la stratégie de ceux qui utilisaient la justice : porter un différend devant le tribunal revenait à obliger le voisinage à prendre position dans une affaire s’il avait refusé de le faire jusque là. Il semble cependant beaucoup plus certain que les témoins agissaient comme la foule qu’ils formaient au moment de l’affaire – l’ennui étant que par rapport à une autorégulation proposée sur le coup, le témoignage s’empêtrait quelquefois dans la confusion d’une mémoire rétive. Quand ils parlaient, ils employaient les cadres de compréhension utilisés au quotidien dans la surveillance de voisinage et s’attachait aux faits et, peut-être plus encore, au portrait moral. Les témoins étaient sensibles aux attitudes, aux « accents de vérité » des victimes, à leurs pleurs sincères, au lourd silence des accusés. Mais les prises de position n’étaient pas toujours franches ; le témoignage populaire était assez fin et entraînait des dépositions peu explicites grâce auxquelles les témoins se ménageaient. Un témoin disait par exemple avoir entendu unetelle crier au secours puis décrivait untel sortant de chez la précédente armé d’un bâton : il se contentait uniquement de décrire ce qu’il avait vu. Il livrait deux énoncés sans les relier par une proposition logique et laissait le travail de déduction aux autorités ; quoi qu’il arrivât, la prise de risque était minime pour celui qui n’avait ni formellement accusé ni vraiment innocenté.

La véritable différence avec les formes classiques de l’autorégulation était que, pris individuellement, chaque témoin était capable de délivrer une opinion personnelle en fonction de l’histoire qui le liait à l’accusé, opinion qui n’était pas forcément en phase avec l’attitude consensuelle de la foule qui traduisait une position collective. Il y avait donc un risque de délitement de l’autorégulation que l’utilisation de témoins à charge et à décharge venait confirmer. La défense avait le temps de s’organiser et d’adopter une ligne commune. La justice accordait au condamné le droit de faire opposition au jugement et d’éviter le déshonneur en rameutant le banc et l’arrière banc des témoins. Inversement, mais cela revenait au même, certains témoins, devant la cour d’assises, devenaient, sans le savoir, des témoins à charge ; d’autres en étaient tout à fait conscients et profitaient de l’occasion pour régler d’anciens différends. Car la tentation du faux témoignage était bien réelle, ainsi que l’a montré François Ploux 1266  : comme échange de service (s’intégrant donc dans l’économie du don), contre une gratification promise, par peur des représailles. Toutefois, l’autorégulation pouvait reprendre sa place entre la plainte au commissariat et le tribunal. On a souvent remarqué des changements dans les dépositions des témoins : accablantes devant la police, bien plus nuancées devant la justice. Il est probable qu’on ne disait pas les mêmes choses au commissaire de quartier qu’au juge d’instruction car, entre la plainte et le procès, des arrangements avaient parfois lieu ou les témoins pensaient que la correction donnée au perturbateur était suffisante et ne devait pas aboutir forcément à une lourde condamnation.

Au bout du compte, le règlement judiciaire était introuvable dans bien des cas car les justiciables ne faisaient pas appel à la loi pour se mettre sous sa protection et se plier à ses ordres supérieurs ; ils l’utilisaient à leurs propres fins – quitte à chercher d’autres voies si elle ne les satisfaisait pas. A ce titre, la justice comme mode de règlement n’entraînait-elle pas un cycle de la vengeance, difficile à stopper une fois lancé ? Les confrontations entre témoins, victimes et accusés pouvaient multiplier les tensions entre les individus, transformant une affaire en une multitude d’oppositions interpersonnelles en lieu et place du règlement communautaire tacite ; la justice créait des oppositions que l’autorégulation cherchait à tout prix à éviter par l’éloignement de l’indésirable. On aurait ainsi pu croire que le conflit opposant la femme Roudet à un certain Magnin avait été définitivement enterré après que la justice eut tranché. Il n’en fut rien. Dès que Roudet sortit de l’audience de la cour de justice criminelle, ‘«’ ‘ […] elle fut accostée par les partisans dudit Magnin qui sont les mariés Caponat et la fille Valouy lesquels irrités du jugement que la cour […] venait de prononcer contre Magnin se sont jetés sur la femme Roudet et lui ont porté divers coups de poings à la tête et divers coups de pieds sur les autres parties du corps [sic]’ ‘ 1267 ’ ‘ ’». Une telle réaction de la partie condamnée préludait à une série de vengeance sans fin. On s’étonne de ce que ce fût justement la justice qui donnât aux relations urbaines un peu de cet aspect des luttes entre maisons, spécifiques du monde rural, alors que la vengeance n’était pas une manière très utilisée de régler ses comptes.

Enfin, il n’est pas interdit de se demander ce que représentait le judiciaire dans les façons de faire populaires. Porter un différend devant les tribunaux était, pour les Lyonnais, une arme supplémentaire venant s’ajouter à tant d’autres. En occupant une place importante, en étant moins considérée comme une dernière chance, cette habitude devint un signe d’acculturation. ‘«’ ‘ Je n’ai aucune espèce de raison pour en vouloir à Francastel qui a toujours été très poli et très convenable vis-à-vis de nous, et je regrette beaucoup d’avoir été obligé de déposer dans cette affaire’ 1268  ». Parfois affleuraient, surtout après 1860, de tels propos trahissant un sentiment de supériorité de l’Etat sur l’autorégulation. L’instrumentalisation était à double tranchant : le peuple se servait de la justice et l’intégrait à sa panoplie, le pouvoir l’utilisait pour venir à bout de l’autorégulation populaire. Les solutions proposées par le commissaire de police ou le juge étaient-elles toujours conformes à ce que le peuple en attendait ? Il y avait effectivement pour lui le risque de se voir imposer un certain nombre de valeurs lui étant tout à fait étrangères.

Notes
1265.

AML, I1 116, Procès-verbal du commissaire de police du Palais des Arts, 19/11/1847.

1266.

François PLOUX, Guerres…, op. cit., p. 319.

1267.

ADR, UCor 9, Jugement du tribunal correctionnel de Lyon, Affaire Roudet, 27/06/1809.

1268.

ADR, 4 U 227, Procès Francastel, Déposition d’Eugénie Magny, 28/02/1870.