Dans la société du XIXe siècle, la femme était toujours placée sous la domination d’un homme : son père, son mari ou son fils (nous avons pu constater combien l’honneur d’une fille ou d’une épouse était primordial). La puissance masculine était reconnue par la loi qui ne souhaitait plus s’occuper des affaires familiales qu’elle laissait au bon vouloir de la puissance maritale et paternelle. Dans la grande ville, la place de la femme n’en était pas pour autant tournée vers l’intérieur : l’atelier n’était pas l’usine couvent et la ménagère ne passait pas son temps derrière ses fourneaux. Nous avons souligné la présence des femmes dans les loisirs urbains comme dans les scènes de violence et le fait, qu’elles aussi, n’hésitaient pas à s’amuser, parler, injurier et frapper. La rue et l’immeuble étaient les espaces naturels où elles vivaient, à l’image de leurs aïeules du XVIIIe siècle, vaquant à leurs activités et s’immergeant dans les sociabilités. On a tant parlé de la séparation des sexes, qu’on en est certainement venu à opposer de façon schématique les pratiques de la ville des hommes et des femmes. On avait presque oublié combien la mixité était une donnée essentielle du monde urbain jusque dans les années 1880.
Le mal vivre dépendait aussi de cette mixité : l’homme et la femme n’étaient pas des inconnus l’un pour l’autre, ils vivaient ensemble mais le droit plaçait la seconde sous la tutelle du premier 1273 ». La mixité était dissociée de la parité comme l’a fait remarquer Arlette Farge. Et cette absence de parité était absolument et complètement intériorisée par tous les acteurs, hommes et femmes confondus 1274 . Le mari, dans son couple, avait toute puissance sur sa femme. Il était persuadé qu’elle lui appartenait tant physiquement que moralement. Et le voisinage comme la loi lui reconnaissaient une grande latitude d’action. Les coups pleuvaient sur les femmes comme sur les enfants en toute impunité, puisque l’homme violent prétendait ‘«’ ‘ […] qu’il était dans son droit et qu’il en voulait user sans que personne put s’y opposer’ 1275 ». L’issue du mal vivre était parfois dramatique : ‘«’ ‘ Le nommé Félix Pilet, homme de peines, demeurant au faubourg de la Croix Rousse de cette ville ayant pris querelle avec sa femme l’a tellement maltraitée qu’elle en est morte le même jour’ 1276 ».
Une telle extrémité pose la question de la parole féminine. Les femmes avaient-elles si bien intériorisé leur rôle de dominées qu’elles ne tentaient rien pour se sauver ? Et si elles portaient leur malheur sur la place publique, étaient-elles écoutées ? Il fallut que son mari la frappât régulièrement, ainsi que son père, qu’il obligeât leur fille à voler, qu’il réveillât tout un voisinage et la poursuivît en pleine nuit avec un couteau pour que l’épouse Guillermet consentît à envisager de s’en séparer 1277 . Certaines assimilaient parfaitement le droit marital de battre sa femme – et encore plus le droit de la tromper –, anticipaient la peur d’une vie de célibataire plus difficile qu’une vie de couple même ratée, et redoutaient le regard désapprobateur des autres… Effrayée d’être peut-être allée trop loin, Marie Saussac, qui avait porté plainte contre son époux, réagit violemment lorsqu’elle apprit qu’il allait être mené à la salle d’arrêt de l’hôtel de ville, et se jeta ‘«’ ‘ […] au cou de son mari les larmes aux yeux le suppliant de changer de conduite’ 1278 ». Mais il arrivait un moment où la souffrance accumulée devenait si insupportable qu’il n’existait pas d’autres solutions que de franchir le pas ; Marie Debar accepta ainsi de partager son mari avec sa maîtresse pendant trois ans avant de réagir 1279 .
Pourquoi se séparer ? L’incompatibilité d’humeur était fréquemment allouée, comme la dissipation du conjoint (alcool, sexualité débridée). Mais peu importait le motif, la séparation de corps était toujours un épisode douloureux. La volonté féminine était aussi ferme que le désarroi masculin était grand. Si la séparation semblait la solution la plus satisfaisante pour l’épouse, le mari l’acceptait assez mal. En ce sens, pour elle, la séparation s’apparentait au divorce. Quand Joséphine Barbier croisât son mari, avec lequel elle ne vivait plus, au coin d’une rue, elle se refusa catégoriquement à lui parler et à le suivre. Niant la séparation ou la vivant comme un état temporaire, son époux la contraignit à le suivre au cabaret par la force 1280 . Ne pouvant se remarier, l’homme se retrouvait seul ou vivait en concubinage avec une autre sur laquelle il n’avait pas le même ascendant. Le « mâle », privé de ses prérogatives « naturelles », se retrouvait totalement désorienté et estimait que, malgré la séparation, sa femme lui appartenait toujours puisque les liens du mariage subsistaient. Le nommé Galamin ne comprenait pas qu’il n’eut pas la totale jouissance des biens de sa femme. Pour la forcer à signer des papiers l’en rendant maître, il la séquestra et tenta de la faire mourir de faim. Bien sûr, il était question de cupidité mais on peut y voir aussi la frustration d’un homme, certain de sa puissance et de son autorité, se trouvant totalement démuni face à une subtilité juridique. Dominant sa femme, il pensait légitime de pouvoir dominer ses biens – sans que quiconque eût à redire la moindre chose 1281 . Face au refus de sa femme, il utilisait la violence comme moyen de pression ; ne pouvant avoir les biens, du moins montrait-il sa domination physique. La violence était finalement une étape ordinaire de l’après séparation, mais était-ce encore de la domination ? Quelque chose de la domination naturelle s’était en effet rompue, l’intériorisation ne fonctionnait plus et l’homme devait recourir à la violence – ce qui, paradoxalement, dévoilait sa faiblesse.
Le courroux du mari s’abattait sur sa femme parce qu’il la considérait comme responsable de sa situation actuelle mais aussi parce qu’elle était la seule cible qui s’offrait à lui pour s’en prendre à une loi qui le mettait à nu. On a rencontré à de nombreuses reprises des affaires mettant en scène des couples séparés depuis longtemps et dont le mari continuait régulièrement de harceler sa femme et de la violenter 1282 . Lorsque le mari souhaitait reconquérir sa femme et rester auprès d’elle, il restait prisonnier des masques masculins de la domination et, incapable de communiquer ses sentiments, avait recours à la violence quand bien même il souhaitait une autre issue. Rozet n’avait pu retenir son épouse, qui était retournée vivre chez sa mère ; il réussit à obtenir une seconde chance qui ne dura guère. En désespoir de cause, il prit une chambre sur le palier de la maison où résidait sa belle-mère et, pour toute communication, se mit à battre sa femme à chacune de leurs rencontres fortuites : ‘«’ ‘ [il] lui dit qu’il voulait lui parler, il lui donna un coup de canne en disant : je te parlerai encore demain’ 1283 ». Des coups au crime, il n’y avait qu’un pas allégrement franchi par certains : ‘«’ ‘ Je suis heureux d’avoir réussi dans mon dessein de la tuer parce que je l’aimais. Je serais bien malheureux si elle ne mourrait pas’ 1284 ». Une fois encore, la faiblesse de l’homme blessé éclatait au travers de ces quelques mots. Amoureux et repoussé, la violence fut le seul langage possible pour l’homme touché dans son honneur et son intimité.
Au sujet de ce vivre ensemble, on peut reprendre les intuitions de David Garrioch qui notait que certains couples n’avaient pas énormément de moments partagés, lorsqu’ils ne travaillaient pas au même endroit et ne fréquentaient pas les mêmes lieux de détente. Seules les relations entre époux étaient touchées par ce biais : « The division of function between the sexes, while it often separated husband and wife, did not necessarily separate men and women ». David GARRIOCH, Neighbourhood…, op. cit., p. 85.
Arlette FARGE, « Proximités pensables et inégalités flagrantes. Paris, XVIIIe siècle », in Cécile DAUPHIN, Arlette FARGE, De la violence…, op. cit., p.74.
AML, I3 20, Actes judiciaires du commissaire de police de Villeroy, Affaire Coudurier, 09/1844.
ADR, 4 M 178, Lettre du lieutenant de police au préfet du Rhône, 07/07/1819.
ADR, 4 M 188, Lettre du maire de Lyon au préfet du Rhône, sd. [02/1824].
AML, I3 20, Actes judiciaires du commissaire de police de Villeroy, Affaire Coudurier, 09/1844.
ADR, 4 M 373, Lettre de Marie Debar au préfet du Rhône, 23/04/1824.
ADR, 4 M 199, Rapport de police judiciaire, 20/02/1836.
Une semblable attitude masculine était aussi dirigée contre la concubine sur laquelle son compagnon estimait avoir les mêmes droits qu’un mari.
Voir à titre d’exemple AML, I1 116, Rapport du commissaire de police du Palais des Arts, 16/05/1848 et I3 28, Procès-verbal du commissaire de police de Perrache, 04/06/1854.
AML, I3 11, Actes judiciaires du commissaire de police de Pierre Scize, Affaire Jala, 06/1835.
ADR, 4 U 181, Procès Chambard, Procès-verbal du commissaire de police de Saint Pothin, 06/03/1865.