Le recours à l’autorité

En désespoir de cause, seul le recours à l’autorité était susceptible d’apporter des solutions à la femme se sentant humiliée. Mais elle se heurtait souvent à un mur de silence : il fallait qu’elle agonisât pour être légalement secourue. ‘«’ ‘ Si les mauvais traitemens [sic] du mari allaient jusqu’à réduire une femme à mourir de faim, en la privant de tout aliment ; s’il la frappait de manière à manifester la volonté de lui ôter la vie, il y aurait alors tentative de crime, et le ministère public pourrait agir. Hors ces cas, le respect dû aux liens du mariage ne permet pas à l’autorité de pénétrer dans les foyers et d’y scruter une conduite […]. L’intérêt public l’emporte sur la pitié dont peut être digne quelque victime isolée’ ‘ 1289 ’ ‘ ’». Que pouvait faire un pouvoir qui considérait que la femme désirant briser les chaînes maritales était en faute – puisque la « remise en ordre » de la société postrévolutionnaire ‘«’ ‘ pass[ait] d’abord par l’ordre familial’ 1290  ». Rappelons l’inégale application du Code pénal selon le sexe. La femme convaincue d’adultère était poursuivie en justice et risquait d’écoper jusqu’à deux ans d’emprisonnement alors que le mari volage s’en tirait, au pire, avec une amende ; l’article 324 reconnaissait même à l’époux cocufié le droit de tuer sa femme et son amant s’il les surprenait en flagrant délit dans le domicile conjugal – bien entendu, une telle disposition ne s’appliquait pas dans le cas de l’épouse trompée 1291 .

En cas de mésentente, au mieux, une femme obtenait du ministère public qu’il entamât une demande de séparation. Leurs recours étaient limités puisque, de 1800 à 1880, le divorce n’eut quasiment pas droit de cité – cet acquis révolutionnaire ayant été supprimé par la Restauration et n’étant réintroduit qu’en 1884. Seule la séparation de corps pouvait être envisagée. Contrairement au divorce, elle ne rompait pas les liens du mariage mais dispensait les époux de vivre ensemble ; les demandes provenaient en grande majorité de femmes du peuple 1292 . La séparation de corps aboutissait à la séparation des biens, c’est-à-dire que la femme reprenait alors l’administration, la jouissance et la libre disposition de ses biens personnels 1293 . Nous ne disposons malheureusement pas des statistiques des séparations. On ne peut que tenter d’en saisir les aspects autour de quelques affaires retrouvées. Il semblerait que la demande de séparation ne fût formulée que tardivement, lorsqu’il n’était plus possible de conserver une relation insupportable. Il faut dire que la suppression par le Code civil du divorce pour incompatibilité d’humeur fit que la séparation ne pouvait être obtenu que dans les cas de mariage « monstrueux ».

Hommes et femmes demandaient aide à l’autorité afin d’obtenir un arbitrage définitif : ‘«’ ‘ Je demande qu’on menace mon mari de poursuites correctionnelles, à l’effet de l’empêcher de me faire de scènes scandaleuses ; de me frapper lorsqu’il me rencontre seule et de l’empêcher, surtout, de me diffamer auprès des personnes chez lesquelles je suis favorablement accueillie’ ‘ 1294 ’ ‘ ’». L’honneur était donc parfois si important que certaines préféraient régler leurs affaires hors du voisinage, par l’intermédiaire du pouvoir ; c’était une façon de se protéger et de se cacher. La marge de manœuvre était cependant faible puisque l’honneur commandait également à cette femme de ne pas demander la mise en accusation de son mari ; la salissure judiciaire rejaillirait sur les enfants « placés dans des maisons de commerce honorables ». Etait-ce encore l’honneur qui poussait ces femmes à endurer l’irascibilité maritale, voire à estimer que c’était leur faute si elles étaient battues, trompées et reléguées au rang de célibataire ? L’époux délaissé n’aurait pas réagi différemment. Quand une femme quitta le domicile conjugal, son mari porta plainte. Ce n’était pas tant que la présence de sa femme lui manquait que le désir de faire taire le voisinage qui tenait là un beau sujet de conversation. De façon moins avouable, il espérait certainement récupérer tout le linge que sa femme avait emporté avec elle, ainsi que la montre en or et une somme de 47 francs – la séparation était effectivement considérée comme une rupture du pacte économique sur lequel s’était bâti le couple 1295 . Pour couper court aux rumeurs et sauver son honneur, il souhaitait l’arrestation et la condamnation de la fautive : le jeu était une fois de plus biaisé entre hommes et femmes et le recours à la justice davantage favorable aux premiers qui avaient moins à y perdre 1296 . Les impasses du recours à l’autorité ne doivent pas masquer les réactions de révolte de femmes, certainement plus nombreuses qu’on ne l’imagine. Leurs actions n’étaient pas couronnées de succès ? L’essentiel était leur volonté d’agir contre le cours des choses, que ce fût par la fuite ou le recours à l’autorité.

Ces problèmes de couple n’étaient qu’une face des désordres familiaux. La relation père/enfant suivait la logique de la relation mari/femme. L’enfant devait respect et obéissance à son père et n’était pas autorisé à remettre en cause sa puissance. Les insultes du fils et les coups qu’il portait à son géniteur paraissaient irréalistes quand ils survenaient. Quant aux limites de la surveillance du voisinage, elles se faisaient terribles dans les cas d’attentats à la pudeur et de viols sur mineurs, si nombreux aux Assises 1297 . Pratiqués dans le secret du domicile (sous prétexte qu’» un père avait tout pouvoir sur sa fille 1298  ») ou dans les ombres d’une cave, entre individus se connaissant et se fréquentant au quotidien – tant la présence de l’enfant dans ce quotidien était forte, entre travail et jeu –, de tels actes restaient hors de connaissance des voisins qui ne cherchaient pas toujours à en savoir plus et dont le savoir se heurtait aux silences des victimes. Six ans avant de comparaître aux Assises pour viol, un individu avait déjà été soupçonné d’attentats à la pudeur sur des mineures, mais les bruits avaient été jugés insuffisants pour un voisinage qui avait peut-être sciemment fermé les yeux 1299 . La mixité quotidienne faisait naître la complicité tout autant que l’opposition ; elle suscitait également « un entraînement irréfléchi [des] désirs 1300  ». Les affaires de pédophilie nous renseignent moins sur des perversions que sur la misère sexuelle masculine ; l’acte traduisait une frustration née du mélange des corps – on se frôlait dans des logements trop étroits, dans les cages d’escaliers – et était l’expression d’une virilité malade. A propos d’un viol dont il fut accusé, Batters avoua ‘«’ ‘ […] qu’il y avait déjà longtemps que cette idée le dominait attendu qu’il voyait souvent cette jeune fille venir faire des commissions […] ’» ; un autre, dont la femme était à Turin et qui, à Lyon, vivait en garçon, hébergea un couple avec une jeune fille qui devint naturellement l’exutoire de sa frustration 1301 . Certains, qui ne pouvaient assouvir leur désir avec une femme, voyaient en l’enfant une docilité rassurante ; docilité achetée par de l’argent et des friandises, docilité obtenue surtout par l’ignorance de la sexualité et la menace des coups et de la police.

Le voisinage se faisait discret dans les relations conflictuelles opposant hommes et femmes, parents et enfants ; la seule limite à son intervention était le domicile privé. Et encore avons-nous remarqué qu’en cas d’apparents dépassements des seuils de tolérance, le voisinage reprenait son contrôle. L’incursion du côté du mal vivre nous a montré combien la surveillance du voisinage incluait la notion d’arbitrage.

La société urbaine du XIXe siècle était encore profondément influencée par la notion d’honneur. Celui qui était intégré dans le maillage social de la ville ne pouvait y échapper. Partout, l’œil du voisinage surveillait les allers et venues de chacun, intégrait ceux qui suivaient les normes ou excluait ceux qui, par leurs actions, attiraient sur eux la désapprobation du groupe et le déshonneur. Pour que le « vivre ensemble » fût respecté, la surveillance incombait au voisinage, à l’entourage proche. L’exemple du règlement des conflits en a fourni l’illustration parfaite. L’autorégulation conférait à la population lyonnaise une véritable cohérence comportementale 1302  : la violence (qui n’est telle que pour nous) s’utilisait pour mettre fin au conflit mais sous l’œil avisé d’une foule arbitre, le règlement amiable s’opérait le plus souvent de manière collective, le recours à l’autorité se faisait difficilement sans témoins. Bref, des normes partagées étaient le signe d’une logique sociale propre au peuple urbain. Loin de l’image des barbares véhiculée par les élites, le respect des règles dont les Lyonnais faisaient preuve montre que l’autocontrôle n’est ni une invention ni un privilège des classes bourgeoises.

Les relations interpersonnelles, les plaisirs partagés, les oppositions, l’autorégulation : le morcellement des angles d’approche du vivre ensemble, indispensable à l’analyse, nuit à la bonne compréhension de l’édifice social étudié. Le rire ne se dissociait pas des larmes, se retrouver et se diviser participaient de la même logique. Plaidons pour une complexité des comportements que gomme le plan par souci de clarté, complexité que nous sommes incapable de réellement donner à comprendre et que nous pouvons juste deviner. Là où les élites ne voyaient que désordre et animalité s’épanouissait un véritable système organisationnel géré par ses propres lois : le vivre ensemble.

L’idée essentielle, présentée en introduction, se trouve désormais confortée : le peuple n’existait qu’au travers de comportements partagés. De ceux-ci, nous pouvons insister sur les masques et les rôles intériorisés par chacun ainsi que sur la mixité des rapports. La place des femmes était fondamentale dans la ville du XIXe siècle, ni enfermée ni totalement soumise, simplement « fragiles et puissantes 1303  ». Légalement dominées, on les a vues libres dans la cité, tenant un rôle de premier plan dans les relations de voisinage et, partant, dans le processus d’autorégulation (elles entraient en conflit, le réglaient elles-mêmes par la violence ou en portant plainte, l’arbitraient). Cette liberté était due en partie à la configuration économique et sociale de la ville qui ne fonctionnait pas sur une séparation des populations et n’exaltait pas les différences sexuelles comme pouvait le faire une ville minière 1304 . A Lyon, les espaces mixtes l’emportaient 1305 . Malgré tout, l’ouverture et la mixité en découlant n’empêchaient pas le triomphe des apparences. Il était facile d’intégrer les normes sociales du vivre ensemble, mais malheur à qui ne les suivait pas. La vie sociale voulait qu’avant de contrôler son voisin, on se contrôlât soi-même et plaçât son honneur au-dessus de tout. La rigidité des masques entravait les rapports entre les sexes, la double intériorisation de la supériorité masculine et de l’infériorité féminine empêchait une réelle égalité, alors même que les femmes n’avaient pas renoncé à être dans la vie autant que dans la ville. Cette approche holiste – qui ‘«’ ‘ […] suppose que les individus n’agissent qu’en raison de l’intériorisation des normes de leur groupe […]’ ‘ 1306 ’ ‘ ’» – nous montre un background devant lequel venaient s’articuler des comportements et des stratégies personnelles différentes. Chacun, agissait dans le présent en fonction d’actions passées – toute l’expérience d’une vie – et des résultats futures – ce serait dénier toute faculté réflexive au peuple de croire qu’il agissait aveuglément, sans essayer de percevoir ce qui pourrait être bon ou mauvais pour lui.

Le peuple nous est apparu, au travers des quatre chapitres précédents, très proche, dans ses façons de se comporter, de ce qu’il était au siècle précédent. A la lecture de l’ouvrage de David Garrioch, portant sur le voisinage et les communautés dans le Paris du XVIIIe siècle, nous fûmes extrêmement frappé d’y trouver nombre d’analyses tout à fait valables pour le Lyon du XIXe siècle ; nos conclusions ne sont pas non plus très éloignées de celles d’Arlette Farge ou de Daniel Roche. Et les archives de police et de justice ne présentent pas sous des jours très différents les comportements populaires avant et après la coupure révolutionnaire. En ce sens, il n’est plus possible de suivre les analyses de David Garrioch 1307 et d’autres modernistes qui estiment que la fin de l’Ancien Régime marque la fin de l’autorégulation populaire et du vivre ensemble, succombant sous les coups conjugués de l’urbanisation, de la diversification et la massification des activités de la cité, de la montée de l’Etat, du contrôle policier et de l’avènement de l’ordre urbain. Nous espérons avoir montré tout au long de cette partie combien une telle vision était partielle. Les évolutions du pouvoir n’eurent pas d’effets immédiats et les années 1800-1880 ne présentèrent pas un long dépérissement des habitus d’Ancien Régime, pas plus, d’ailleurs, qu’elles n’annoncèrent une fracassante entrée en modernité. Ce siècle ne se résumait pas à une simple transition. Le peuple répétait, réinventait, innovait et investissait l’espace urbain, et ne vola pas en éclat face à l’importance accrue des actions du pouvoir. Il ne faut pas concevoir le vivre ensemble comme un monolithe qui n’aurait jamais dévié d’un pouce et qui un beau jour aurait été mis à bas.

Toutefois, ce système de cohésion sociale – même s’il s’exerçait en dehors de toute intervention des autorités – ne s’opposait-il pas à la société pensée et mise en pratique par le pouvoir ? Nous avons vu que l’utilisation de la justice comme outil de gestion des différends était l’occasion d’un premier métissage. Cela nous amène à penser qu’on ne peut seulement raisonner en matière d’opposition frontale et qu’il faut chercher du côté des rencontres qui, au quotidien, se nouaient et se dénouaient entre la population et les élites, entre deux façons d’être à la ville.

Notes
1289.

ADR, 4 M 177, Lettre du ministère public près la Cour royale de Lyon au lieutenant de police de la ville, 14/07/1818. Dans cette affaire, les autorités souhaitaient que le mari fût châtié de manière exemplaire, ce que le ministère public refusa en arguant de la loi.

1290.

Cécile DAUPHIN, « Fragiles et puissantes, les femmes dans la société du XIXe siècle », in Cécile DAUPHIN et Arlette FARGE, De la violence…, op. cit., p. 88.

1291.

Sur la question de l’adultère se rapporter à Frédéric CHAUVAUD, « Le "crime" d’adultère à la fin du grand XIXe siècle, 1880-1910 », in Benoît GARNOT [dir.], Ordre moral et délinquance de l’Antiquité au XX e siècle, Actes du colloque de Dijon, 7-8 octobre 1993, Dijon, Editions Universitaires de Dijon – Série du Centre d’études historiques n° 3, 1994, pp. 349-356.

1292.

Gilles ROUET, Justice et justiciables aux XIX e et XX e siècles, Paris, Belin, 1999, p. 173.

1293.

La séparation de biens pouvait être prononcée indépendamment de la séparation de corps.

1294.

ADR, 4 M 378, Lettre du commissaire spécial de la sûreté au préfet du Rhône, 19/10/1875.

1295.

D’autant que, comme c’est le cas dans la Grèce contemporaine, les biens apportés au ménage par la femme étaient peut-être considérés comme un cadeau du père fait à son gendre. Cf. Marie-Elisabeth HANDMAN, « L’enfer et le paradis ? Violence et tyrannie douce en Grèce contemporaine », in Cécile DAUPHIN et Arlette FARGE, De la violence…, op. cit., p. 112.

1296.

AML, I1 116, Rapport du commissaire de police du Palais des Arts, 21/03/1848.

1297.

Voir les moyennes nationales données par Anne-Marie Sohn (« Les attentats à la pudeur sur les fillettes en France (1870-1939) et la sexualité quotidienne », Mentalités, n° 3, 1989, pp. 71-72).

1298.

ADR, 4 U 149, Procès Boet, Déposition de Marie Boet, 31/07/1852.

1299.

ADR, 4 U 192, Procès Porte, Déposition de Christine Mignot, 04/08/1866. Des solidarités masculines jouaient parfois et faisaient pression notamment sur les femmes promptes à dévoiler la vérité. Cf. ADR, 4 U 200, Procès Bouvet, Déposition de Françoise Peillon, 18/06/1867. N’oublions pas non plus que le discours dominant insistait fréquemment sur la perveristé de la victime.

1300.

ADR, 4 U 217, Procès Grimonet, Confrontation victime/accusé, 08/07/1869.

1301.

ADR, 4 U 134, Procès Batters, Extrait du rapport du commissaire de police de Vaise, sd [1847] et ADR, 4 U 200, Procès Ragio, Interrogatoire de Georges Ragio, 06/07/1867.

1302.

Voir le schéma simplifié, annexe n°24.

1303.

Cécile DAUPHIN, « Fragiles… », art. cit.

1304.

Jean-Paul BURDY, Le Soleil…, op. cit., p. 155.

1305.

Un espace mixte ne signifie pas qu’un espace accueillait indifféremment des comportements masculins et féminins. En ce sens, peut-être faudrait-il plutôt parler d’espace neutre (accueillant des comportements partagés par les hommes et les femmes ?).

1306.

Alain DEGENNE, Michel FORSE, Les réseaux…, op. cit., p. 10.

1307.

David GARRIOCH, Neighbourhood…, op. cit., Chapitre 6. A en croire l’auteur, la ville du XIXe siècle ne donnait plus lieu à des disputes ni même à des discussions sur le pas de la porte.