La masse des ouvriers

Quelles professions déclaraient les vagabonds ?

Tableau n° 60 : Profession des vagabonds – 1859-1863
Ouvriers/Artisans 76%
Employés de services 11,5%
Commerçants/Marchands/Fabricants 7%
Travailleurs de la terre 3%
Divers 2,5%

Lors du défilé des présumés vagabonds devant le substitut du procureur, près des quatre-cinquièmes (78,5%) déclinèrent une profession, contre « seulement » 18% qui avouèrent n’en posséder aucune 1317 . Parmi ceux déclarant une profession, la répartition par catégories socioprofessionnelles était la suivante : plus des trois-quarts (76%) étaient des travailleurs manuels. Les autres catégories se partageaient les maigres unités restantes. Seuls les employés de service  dont la moitié étaient des domestiques  se distinguaient en regroupant 11,5% des individus. Pour le reste, 7% appartenaient au groupe des commerçants, marchands et fabricants divers (beaucoup étaient des itinérants) ; 3% travaillaient la terre. Une première surprise concerne la forte part de ceux déclarant une profession ; une seconde, la faible part des ouvriers non qualifiés : 26,5% de manœuvres, terrassiers, journaliers 1318 contre 73,5% de qualifiés. Généralement, les études sur le vagabondage insistent sur le fait que  plus que dans tout autre groupe  les sans professions et les individus peu qualifiés se retrouvaient en grand nombre parmi les errants. Les sans professions, ceux avouant ne pas posséder de qualification précise, n’étaient pas pour autant oisifs ; bien au contraire : ils travaillaient. Et leur travail s’apparentait aux activités de force des non qualifiés. Au résultat, en ajoutant ces deux catégories, nous obtenons 34% d’individus vivant en exécutant des tâches déqualifiées ou peu qualifiées.

Au vu de ces résultats, il apparaît nécessaire de s’intéresser aux travailleurs manuels ; ce qui signifie, en premier lieu, affiner cette catégorie en considérant les différents secteurs d’activité qu’elle enveloppait. A partir de 318 cas se prêtant à ce classement  et outre les deux ensembles marginaux constitués des activités du cuir et du bois (industrie de la chaussure exceptée) et de l’alimentation regroupant respectivement 4 et 7% de l’effectif considéré  quatre grands groupes se détachaient nettement. Les métiers du vêtement occupaient 17% de ces travailleurs (avec un noyau central de tailleurs d’habits). Le secteur du bâtiment groupait également 17% des individus mais était en réalité d’une importance bien plus considérable, car la plupart des non qualifiés  terrassiers en tête  et même des sans professions s’employaient sur les chantiers urbains. Les ouvriers de la métallurgie représentaient, quant à eux, plus du cinquième des travailleurs manuels (21,5%). Cette catégorie englobait des niveaux de qualification élevés. Enfin, et en toute logique, le textile, activité principale de Lyon et sa région, dominait, groupant 22,5% des ouvriers. Toutefois, ce secteur ne pesait pas d’un poids aussi lourd qu’on aurait pu le penser.

Afin de pouvoir comprendre au mieux les rythmes des individus arrêtés pour vagabondage, il faut cerner au plus près cette population en croisant notamment l’origine géographique et la profession des ouvriers. Les ouvriers non qualifiés n’étaient pas ceux qui venaient de loin ; les neuf dixièmes étaient originaires d’une large région lyonnaise, et 25% étaient lyonnais. Donc, les plus fragiles a priori n’étaient pas des déracinés complets. Parmi les ouvriers qualifiés, les étrangers se retrouvaient dans le bâtiment et la métallurgie dans des proportions égales à leur représentativité globale, mais ils étaient surreprésentés dans le vêtement et la chaussure (importance des cordonniers allemands). La part du département du Rhône  qui regroupait 29% des 726 vagabonds  était inférieure à ces mêmes 29% dans le bâtiment (nettement, avec 17%), le vêtement et la métallurgie. Cela s’explique par la domination régionale de la Fabrique. Les Lyonnais  22% de l’effectif global  étaient sous représentés dans le bâtiment et le vêtement (13,5 et 16,5%), mais fournissaient près du quart des ouvriers de la métallurgie. Logiquement, le tiers de ceux travaillant dans le secteur textile était Lyonnais. Quant aux ouvriers originaires des départements limitrophes  24% de l’échantillon  ils représentaient la cohorte la plus importante dans le vêtement (31,5%). Ceux en provenance des zones traditionnelles de l’attraction lyonnaise apportaient d’abord de la main-d’œuvre pour l’industrie textile (16,5% des ouvriers de ce secteur), et représentaient environ 11% des ouvriers dans les autres secteurs. Les départements plus lointains drainaient trois ouvriers sur dix dans la métallurgie et surtout près de six sur dix dans le bâtiment.

En résumé, les ouvriers non qualifiés étaient originaires de Lyon et de sa région ; l’image de l’étranger n’ayant que ses bras pour vivre est ici mise à mal, puisque ceux qui venaient de loin étaient majoritairement qualifiés. Le secteur textile regroupait des ouvriers originaires, pour plus des deux-tiers, de Lyon et des départements limitrophes, pour plus des quatre-cinquièmes de la grande région lyonnaise. La ville de Lyon était le berceau des ouvriers en soie. Le secteur du bâtiment était au contraire tout entier dominé par des individus nés loin de l’attraction lyonnaise. Tous les maçons recensés étaient originaires du Puy-de-Dôme, du Limousin et de la Creuse, et la plupart des menuisiers étaient natifs de Paris et du Nord-Est 1319 . Il est vrai que le bâtiment était un secteur d’activité où la mobilité géographique était importante  notamment en comparaison d’une industrie textile sédentaire et régionale.

Notes
1317.

Nous ne disposons d’aucun renseignement pour 27 individus.

1318.

Malgré son ambivalence, le terme de journalier est ici à prendre comme synonyme de manœuvre.

1319.

Le textile et le bâtiment étaient les deux secteurs pour lesquels il existait un fort déséquilibre au niveau des origines. Ceux du vêtement et de la métallurgie se partageaient plus ou moins équitablement  grosso modo entre le tiers et le quart  parmi les ouvriers originaires du Rhône, des départements limitrophes et des départements plus éloignés.