Venir en ville

Environ les trois-quarts des individus retrouvés n’étaient pas nés à Lyon ; mais ils passèrent tous, à un moment donné de leurs parcours, par cette ville où ils furent arrêtés. Quant aux Lyonnais, si on laisse de côté le cas particulier des enfants, on s’aperçoit que certains étaient sortis de leur ville natale avant d’y revenir. Alors, pourquoi venait-on ou revenait-on à Lyon ? La venue à Lyon était un but en soi pour la plupart (quand on connaît leurs motivations, soit environ pour une centaine de cas). Très peu considéraient Lyon comme une simple étape dans leurs longues migrations, et seuls les Lyonnais pouvaient venir retrouver des attaches solides et anciennes. Même si certains arrivaient dans l’espoir d’entrer dans l’un des hôpitaux de la ville, le but principal des nouveaux arrivants était de trouver du travail (73 cas).

Les registres d’audience du petit parquet permettent, dans le cas des nouveaux arrivants, de connaître 133 parcours et de savoir, par conséquent, d’où venaient les individus. Cela nous a paru suffisant pour posséder une vue d’ensemble, même grossière. D’emblée, deux groupes se distinguent. D’une part, ceux qui arrivaient directement de leur pays d’origine et qui étaient, dans leur grande majorité, des ruraux. Se retrouvaient là des individus pris dans des migrations traditionnelles et linéaires, tel les maçons de la Creuse. D’autre part, ceux qui s’inscrivaient dans des périples migratoires à plus ou moins grande échelle et aux temporalités plus ou moins longues. Il s’agissait, dans ce dernier cas, de travailleurs fuyant l’inactivité, et poussant toujours plus avant leur quête d’ouvrage  quitte à s’éloigner des circuits migratoires traditionnels. Le plus souvent, issus des campagnes environnantes, ils se dirigeaient vers les grands centres urbains  Paris, Lyon, Marseille  après avoir fait quelquefois une halte intermédiaire. Par la suite, si le travail manquait, ils abandonnaient les courts déplacements régionaux au profit d’autres, plus aléatoires, c’est-à-dire sans but défini que celui d’aller toujours plus loin jusqu’à trouver à s’employer. Lyon était certainement ce lieu carrefour où l’on se rendait quand, venant du nord, Paris n’apparaissait plus une solution, et surtout, quand, venant du sud, Marseille renvoyait les bras qu’elle ne pouvait employer tenter leur chance le long de la vallée du Rhône 1321 . Et de fait, à regarder plus précisément le lieu de départ de tous, trois courants principaux se dessinent, dont un met en avant cette importance du sud. 34% des individus arrivaient des départements limitrophes  en majorité de la Loire et de l’Isère 1322  ; 24% d’un « grand » sud 1323  ; enfin 16% venaient des « campagnes » du Rhône. Si le deuxième courant comprend ceux qui passèrent des migrations traditionnelles autour de Toulon et Marseille aux migrations aléatoires décrites ci-dessus, les premier et troisième regroupent les gens des environs  Lyon aspirant la proche main-d’œuvre rurale  et ceux, mobiles, qui cherchaient à travailler à l’échelle locale et régionale.

Quelques-uns venaient encore à Lyon ‘«’ ‘ sans aucune idée bien arrêtée de s’y fixer. Ils pensaient plutôt tenter leur chance dans la grande ville, prêts, en cas de besoin, à s’en retourner provisoirement ou pour toujours […]’ ‘ 1324 ’ ‘ ’». Pourtant, vers 1860, les venues en ville étaient en passe de devenir de moins en moins saisonnières, et les migrants tendaient à s’installer de plus en plus longtemps  quand ce n’était définitivement  en milieu urbain 1325 .

Les grandes lignes des rythmes migratoires ayant été rappelées, nous pouvons désormais tenter de suivre jusqu’à Lyon l’itinérant qui empruntait une route difficile. Le voilà coupé de nombreux repères, ses rythmes, ne correspondant alors à aucun de ceux qu’il avait connus, le plaçaient en marge. Il avait les allures et, bien souvent, la vie du vagabond. Il était seul sur son trajet, ou accompagné d’un camarade d’infortune, rencontré à la croisée des chemins. On est loin des déplacements collectifs des maçons creusois décrits par Martin Nadaud 1326 . Rapidement, le migrant se retrouvait sans un sou vaillant, il lui fallait mendier sur sa route, réclamer des secours auprès des autorités et/ou s’employer comme journalier quelques jours sur place avant de repartir. Jean-Baptiste Descombes, 28 ans, teinturier du Pas-de-Calais, sans ouvrage depuis quinze jours, avait décidé de quitter Paris pour Lyon ; il fit sa route ‘«’ ‘ étape par étape se présentant dans chaque mairie afin d’obtenir un logement et de quoi vivre pour la journée’ 1327  ». D’autres, déjà en dehors des rythmes habituels, se raccrochaient à d’autres rythmes, eux aussi hors norme, en faisant la route avec des militaires. Bref, chacun faisait comme il pouvait pour rallier le but qu’il s’était assigné ; et avant les difficultés inhérentes à l’entrée en ville, beaucoup avaient déjà connu des rythmes de vie ingrats. Mais une fois arrivés et les portes de la ville franchies, au bout de combien de temps les rythmes chaotiques de l’intégration étaient-ils brutalement interrompus par une arrestation ?

Connaître le temps écoulé entre la date de l’entrée en ville et celle de l’arrestation permet d’avoir un premier aperçu du rapport à la ville qu’avait pu nouer celui qui était arrêté pour vagabondage. Mis à part les Lyonnais qui bénéficiaient d’une attache ancienne dans cette ville mais qui pouvaient être considérés comme des vagabonds, la faible part de ceux installés à Lyon depuis plus d’un an (10%), et même de ceux y résidant depuis cinq semaines jusqu’à un an (10, 5% ; 8% entre seulement deux et six mois) est extrêmement frappante. Par conséquent, près de la moitié des individus furent arrêtés lors de leur premier mois de résidence à Lyon, la plupart la première semaine (21%), et tout de même 7,5% le jour de leur arrivée. Voilà qui pointe directement les difficultés d’intégration à Lyon dans les jours et les semaines suivant l’entrée en ville 1328 . Il s’agissait d’une période de grande fragilité pour tous ceux qui, cherchant un emploi et un logement, tentaient d’apprivoiser les rythmes de la cité. Une fois franchie la première étape de l’intégration, les « néo-citadins » étaient un peu plus en sûreté ; mais pas définitivement. Et ils pouvaient se faire arrêter pour vagabondage, tout comme les natifs de la ville. Il était alors de moins en moins question d’une fragilité liée à l’intégration ; quant aux Lyonnais, on peut penser qu’ils maîtrisaient les rythmes urbains. C’est donc un autre niveau de fragilité qu’il faut envisager, après ceux liés à la jeunesse et à l’entrée en ville. Mais avant, il faut revenir à ce qui faisait, selon la loi, la spécificité du vagabondage : l’absence de travail et de logement.

Notes
1321.

Voir, à titre d’exemple, le parcours de ce Breton, ouvrier du bâtiment, qui, ayant terminé son dernier chantier de la saison fin novembre 1859 dans la région de l’Aude, prit la route de Marseille ; n’y trouvant toujours pas d’ouvrage, il se dirigea sur Lyon. AML, I3 32, Petit parquet, Audience de Olivier Le Lay, 01/1860.

1322.

On peut noter l’importance d’une ville relais telle que Vienne.

1323.

Côte méditerranéenne, arrière-pays et, plus généralement, la vallée du Rhône jusqu’au sud de la Drôme et de l’Ardèche.

1324.

Jeffry KAPLOW, « Sur la population flottante de Paris, à la fin de l’Ancien Régime », Annales historiques de la Révolution Française, n° 187, janvier-mars 1967, p. 2.

1325.

Abel CHATELAIN, Les migrants temporaires en France de 1800 à 1914. Histoire économique et sociale des migrants temporaires des campagnes françaises au XIX e siècle et au début du XX e siècle, Lille, Presses Universitaires de Lille, 1976, t. 2, pp. 637 et 1005.

1326.

Martin NADAUD, Léonard…, op. cit.

1327.

AML, I3 32, Petit parquet, Audience de Jean-Baptiste Descombes, 13/04/1860.

1328.

Est-ce en contradiction avec le quadrillage ? Non, et ce pour plusieurs raisons : cela ne concerne pas seulement les nouveaux arrivants ; il s’agit, en partie, d’un dysfonctionnement entre la théorie de la surveillance et les habitudes policières, ainsi que d’une conséquence de la pression du rendement ; enfin, la plupart des individus arrêtés étaient relâchés mais, désormais, le pouvoir les avait repérés.