Les rythmes aléatoires du travail

Sans surprise au regard de la loi, une écrasante majorité de « vagabonds »  les trois quarts  n’exerçaient pas leur profession au moment de leur arrestation ; et ce chiffre serait certainement beaucoup plus élevé s’il ne fallait compter avec les 143 individus (un cinquième) pour lesquels nous ne savons rien. Etonnamment, il y en aurait eu 4,5% qui déclaraient travailler de leur état, mais ils appartenaient, selon toute vraisemblance, aux ambulants et autres revendeurs qui, à la limite du vagabondage, arrivaient toujours à exercer leur maigre activité. Ainsi, tous ou presque ne vivaient pas de leur état. Reste à savoir depuis quand, car n’y avait-il pas une évidente disparité entre celui qui avait abandonné toute velléité de travail depuis longtemps et celui qui venait de quitter son emploi ? A partir des 324 cas se prêtant à cette étude, les résultats obtenus recoupent largement ceux relatifs au temps passé à Lyon avant arrestation. Seulement 10% ne travaillaient plus depuis au moins six mois. Si 27,5% avaient cessé de vivre de leur profession entre un et six mois avant d’être arrêtés, 62,5% connaissaient une période de chôme depuis un mois tout au plus  dont 13% environ depuis moins d’une semaine. A comparer la date d’installation en ville avec celle de la perte de l’emploi 1329 , deux ensembles distincts se constituent. Le premier (60%) renvoie à l’ensemble de ceux venus à Lyon immédiatement ou quelque temps après avoir cessé de travailler, en période de transition, de soudure entre deux activités ; pour beaucoup, cette période d’inactivité correspondait au temps qu’il leur avait fallu pour rallier Lyon. Le second groupe (40%) concerne des personnes qui, nées ou venues à Lyon, travaillaient dans cette ville mais qui se retrouvèrent à chômer et à être en difficulté. Une double hypothèse est alors envisageable : il y aurait eu, d’une part, ceux natifs de Lyon ou installés en ville de longue date qui, à un moment donné, dans le cours de leur « vie fragile », se retrouvèrent déconnectés des rythmes du plus grand nombre et, d’autre part, la masse des migrants qui peinaient à trouver à s’embaucher dans la ville pour des raisons partagées avec les Lyonnais et d’autres relatives à leur situation propre de nouveaux arrivants. Ce sont ces accidents de parcours qu’il va désormais falloir saisir.

La conjoncture économique put fragiliser bon nombre de travailleurs ; c’est du moins ce que l’on serait amené à penser au vu de la répartition annuelle des arrestations. En effet, l’année 1859 en regroupait à elle seule près de la moitié (325). Puis, d’année en année, leur nombre baissait : 169 en 1860, 126 en 1861, 87 en 1862, et enfin 78 en 1863. Si l’on ne peut pas exclure un ralentissement progressif du zèle policier 1330 , l’importance considérable du nombre d’arrestations au cours de l’année 1859 peut également s’expliquer par les retombées de la crise de la Fabrique. Apparue en 1857, celle-ci s’essouffla dès le printemps 1858, mais entraîna sur les routes plusieurs ouvriers de la région lyonnaise qui se portèrent massivement vers la capitale de la soie 1331 . Lyon n’ayant pas été épargnée, il lui était difficile de fournir du travail à tous les nouveaux venus. Au début de l’année 1859  les trois premiers mois concentrant à eux seuls 130 arrestations  ils pouvaient encore être nombreux à chercher à s’intégrer aux rythmes de la ville. Entre 1859 et 1863, il n’y eut pas de telle crise, mais la Fabrique, encore une fois, connut une période de marasme liée à la guerre civile aux Etats-Unis. Ce marasme toucha d’autres secteurs régionaux d’activité, notamment en 1861-1862 où ses effets se firent particulièrement ressentir. En 1861, la crise de l’emploi coïncida avec une poussée du prix du pain 1332 . La conjoncture économique joua donc un rôle en fragilisant les classes populaires.

Plaçons-nous à présent sur un autre plan. En affinant notre analyse au niveau, non plus de l’année, mais du mois, il est alors possible de comprendre les liens qui se tissaient entre fragilité populaire et structure de l’emploi. Chaque saison paraissait apporter son lot d’arrestations, même si la période de novembre à mars était plus dure que d’autres. Il semble intéressant de mettre en rapport ces variations saisonnières avec les périodes de chôme des « vagabonds » selon leur secteur d’activité. Il s’agit, pour les non qualifiés et les quatre secteurs précédemment retenus, de voir à quelle période de l’année le travail venait à manquer  en ayant soin de ne pas prendre en considération ceux présentant de trop longues périodes d’inactivité. Répartir les périodes de chôme, c’est aussi comprendre à quelle période on « tombait » plus facilement selon le secteur d’activité donné.

Concernant les ouvriers non qualifiés (journaliers, manœuvres, terrassiers), l’hiver  que l’on pourrait élargir aux dernières semaines de l’automne et aux premières du printemps  était la saison la plus préjudiciable ; pour les métiers du dehors, gros temps signifiait sous-emploi. Les trois autres saisons de l’année avaient, elles aussi, un nombre important de travailleurs sans ouvrage  autour de 22% chacune , preuve que, même si la ville demandait encore l’aide des moins qualifiés, cette catégorie était l’une des plus fragiles  un chantier ne durait qu’un temps  et mobiles  il fallait aller d’un chantier à un autre. Pour le tiers des ouvriers qualifiés, les rythmes du travail étaient également fortement perturbés lors de la période hivernale. Venaient ensuite l’automne (26,5%), l’été (22%), et le printemps (18,5%). Il est vrai que l’hiver avait toujours été un moment difficile de l’année, où la ville offrait peu d’occasions de travailler à ses ouvriers. L’âpreté de la période hivernale influait en premier lieu sur le secteur du bâtiment, pour des raisons analogues à celles évoquées au sujet des non qualifiés. En revanche, aucun travailleur de ce secteur ou presque ne fut arrêté en étant sans emploi au printemps, époque d’ouverture des chantiers, donc de presse. L’hiver, encore, fragilisait les ouvriers de la métallurgie. Seul finalement le textile présentait un visage différent : l’automne, devançant l’hiver, correspondait à la période maximale de sous-emploi. Mais le textile était assez peu sensible aux variations saisonnières ; le cours capricieux de la demande décidait avant tout dans cette industrie de luxe, et ses « caprices » étaient susceptibles de se manifester à n’importe quel moment.

La fragilité des « vagabonds » était importante puisqu’ils chômaient régulièrement et longuement, à l’image de l’ensemble des travailleurs. Les tailleurs et les couturières se retrouvaient sans ouvrage cinq mois sur douze ; quant aux compagnons de la Fabrique, ils travaillaient rarement plus de deux cents jours par an 1333 . Les rythmes du travail étaient élastiques et incertains, et il n’était guère étonnant de se retrouver à un moment ou à un autre sans ouvrage. Mais ne plus avoir de travail représentait, pour les ouvriers, un état qui les fragilisait énormément, d’autant que, même si l’hiver demeurait l’époque de l’année la plus difficile à négocier, manquer d’ouvrage était un risque possible quelle que fût la saison – pour des raisons dues au métier lui-même et/ou à la conjoncture économique. C’est cet aspect aléatoire des rythmes du travail qui était tragique pour les classes populaires, et d’abord pour les plus jeunes 1334  souvent célibataires  et les nouveaux venus. Leur fragilité était indissociable des rythmes du travail desquels dépendaient la plupart des autres rythmes urbains, simplement parce que le salaire permettait de vivre « normalement », alors même que l’immense majorité des ouvriers était encore incapable de ‘«’ ‘ constituer des réserves face aux coups du sort’ ‘ 1335 ’ ‘ ’». Les individus arrêtés pour vagabondage connurent quasiment tous cette expérience de la perte du travail et, lors de leur arrestation, ils étaient en train de sortir des rythmes de la ville, en premier lieu de ceux du logement.

Notes
1329.

Cette comparaison est possible à partir de 260 cas. Nous ne pouvons malheureusement établir une semblable comparaison avec la trentaine d’individus exerçant une profession. On aurait alors pu connaître le profil de ceux ayant trouvé depuis peu un emploi et notamment dès leur entrée en ville.

1330.

A notre connaissance, le dernier arrêté préfectoral pris contre le vagabondage remontait à avril 1858 ; il est possible qu’en 1859 ses effets se fissent encore ressentir. En revanche, jusqu’en 1863, plus aucun arrêté ne fut édicté, ce qui expliquerait, en partie, la faiblesse du nombre des arrestations.

1331.

Voir Abel CHATELAIN, Les migrants…, op. cit., p. 593.

1332.

Pour le contexte économique, voir Yves LEQUIN, Les ouvriers…, op. cit.

1333.

Id., t. 2, p. 68.

1334.

Voir Nadaud, « […] trop jeune pour inspirer confiance […] ». Martin NADAUD, Léonard…, op. cit, p. 81.

1335.

Christophe CHARLE, Histoire sociale de la France au XIX e siècle, Paris, Seuil, 1991, p. 114. Voir également Yves LEQUIN, Les ouvriers…, op. cit., t. 2, p. 16.