Les rythmes du logement

64% des personnes arrêtées étaient dites « sans domicile fixe ». On peut alors se demander pourquoi plus du tiers de ces individus étaient arrêtés puisqu’ils possédaient un logement. En réalité, d’après la loi, avoir un domicile fixe signifiait avoir son propre logement, tandis que la quasi totalité de ceux déclarant un domicile vivaient en garni (tout comme du reste une part importante des « SDF »). Le garni n’était pas considéré comme un domicile, et les logés étaient dits « sans domicile certain ». Bien sûr, seule comptait la possession d’un logement dans la ville, et ceux qui étaient domiciliés dans leur village natal étaient considérés comme SDF à Lyon. A partir de 378 individus ayant déclaré un domicile au moment de leur arrestation ou dont on connaît le dernier domicile, il est possible de préciser le type de logement habité. Plus de la moitié vivaient chez un logeur (54%), signe que le garni était bien le principal vecteur de l’entrée en ville. Un peu plus du quart se faisait héberger par des connaissances (familles, amis) ; 10% sortaient d’une institution type hôpital ou prison, et quasiment autant possédaient leur propre logement. Ces différents modes d’hébergement traduisaient au moins trois états de fragilité qui ne s’excluaient pas : le gros des migrants en période d’intégration cherchant à assimiler les rythmes de la ville et logeant en garni ; ceux qui étaient en train de perdre pied, de s’éloigner de ces rythmes et qui se raccrochaient à de petits logements temporaires ; enfin tous ceux qui se trouvaient de plus en plus éloignés des rythmes jusqu’à en sortir complètement et qui couchaient dehors 1336 . Cela étant, aucun ou presque ne semblait totalement coupé de ces rythmes : les vagabonds « professionnels » représentaient une maigre part des SDF. Seulement 9% étaient sans domicile depuis plus d’un mois (dont 3,5% depuis plus de six mois). Plus de neuf sur dix avaient donc quitté les rythmes du logement depuis moins d’un mois, dont 58,5% dans la semaine ayant précédé leur arrestation. Evidemment, dans ce cas, le zèle policier était certain mais, malgré ce biais, on comprend que l’errant sans domicile depuis plusieurs années ne se retrouvait pas là. Pour tous, la perte du domicile s’accompagnait de la volonté d’en retrouver un le plus vite possible tant l’honneur de l’individu passait par son logement 1337 .

Si la rue n’était pas une fatalité, le logement n’était pas pour autant toujours assuré. De plus quand on avait un domicile, on l’avait depuis peu (un mois au maximum pour sept personnes sur dix dont un quart depuis moins d’une semaine), même lorsqu’on vivait à Lyon depuis plus longtemps. A comparer les rythmes de l’entrée en ville avec ceux de la perte du logement 1338 , trois distinctions peuvent être opérées. Les individus étant depuis plus d’un mois à Lyon et sans domicile formaient, on s’en doute, une minorité (9%). Venaient ensuite ceux qui, à peine arrivés à Lyon, n’avaient pas encore trouvé de logement (42%) : environ 20% étaient arrêtés étant sans domicile le jour même ou le lendemain de leur arrivée. Enfin, 49% avaient suffisamment d’argent pour se procurer un logement, mais n’ayant pu trouver d’emploi, durent l’abandonner faute de pouvoir payer un loyer. Cela concernait les Lyonnais comme les migrants. Seulement 13,5% des nouveaux citadins trouvèrent un logement dès leur arrivée et l’avaient encore au moment de leur arrestation. C’étaient là trois figures de l’entrée en ville, marquées par des tentatives, des réussites et des échecs d’insertion au sein des rythmes urbains ; il était également question de natifs en difficulté perdant leur domicile.

Si le travail et le logement étaient bien deux indicateurs fondamentaux de la fragilité populaire, encore faut-il essayer de comprendre comment se combinaient leurs rythmes. A raisonner sur 565 cas, 62,5% n’avaient ni travail ni domicile ; 32% encore un domicile mais plus de travail ; 3,5% bénéficiaient et d’un emploi et d’un logement ; 2% avaient seulement un travail. Il semble qu’il était plus facile de garder son logement que son travail et, en effet, celui-ci était perdu en premier. Cela est une évidence pour ceux qui n’avaient plus que leur domicile mais, parmi ceux qui avaient tout perdu 1339 , plus de la moitié avaient d’abord cessé toute activité et gardé un temps un toit  cependant, l’écart entre chacune des ruptures était très faible, signe de la brutalité des déclassements  et un tiers avaient quitté les deux rythmes en même temps. Il ne paraît pas forcément nécessaire de comparer, pour le cas de ceux qui avaient ou avaient eu un logement mais pas de travail, les écarts entre la date du début de la domiciliation et celle de la perte de l’emploi. En effet, soit la plupart des individus étaient arrivés depuis peu, soit ils venaient de changer de domicile suite à la perte de leur travail et aux difficultés financières consécutives. En revanche, il semble intéressant de voir depuis quand ils ne travaillaient plus, afin de pouvoir saisir la durée pendant laquelle il leur fut possible de conserver un logement. Sur 202 individus, 61%, bien que n’ayant aucun revenu, continuèrent à se loger entre quelques jours et un mois, 30% entre un et six mois et 9% plus de six mois. Par ce biais, on s’aperçoit qu’il était finalement concevable de garder quelque temps un logement même lorsqu’on ne touchait plus de salaire 1340 . Cela induit une idée capitale : lors de périodes délicates, les plus fragilisés auraient pu mettre en place des stratégies afin de rester le plus possible au contact des rythmes urbains.

Notes
1336.

Dans la rue, dans des écuries, des maisons en construction, au fond des allées…

1337.

Un individu avoua même qu’il « […] ne pouvait trouver son existence que dans son domicile […] ». ADR, 4 M 377, Lettre de Jean Antoine Roux au préfet du Rhône, 15/01/1833.

1338.

A partir de 467 cas.

1339.

La comparaison ne peut s’exercer qu’à partir de 162 cas sur 354.

1340.

Le logement aurait pu être conservé plus longtemps encore s’il n’y avait pas eu d’arrestation.