Ne plus travailler, signifiait rapidement manquer d’argent ; et quand l’argent venait à manquer, tout s’écroulait. Il devenait difficile de se nourrir, de trouver à se loger, etc. Face à cette situation, il fallait parer au plus pressé, et chacun développait des stratégies pour (sur)vivre. Tout n’était pas calcul mûrement réfléchi au sein des classes populaires, de même que le poids du présent ne tuait pas dans l’œuf toute velléité de projet. La réalité que représentait la vie au jour le jour n’empêchait nullement le développement de stratégies qui pouvaient ne jamais être mises en œuvre, ou bien aboutir ou encore échouer. Mais chaque action engagée était loin de toujours être maîtrisée par une quelconque logique (ou plutôt par ce qui relève de notre propre conception de la logique). Contrairement aux vagabonds étudiés par Jean-François Wagniart, qui marchaient droit devant eux sans penser leur parcours, les individus que nous suivons étaient sans cesse confrontés à des possibles et devaient opérer des choix 1341 .
Contre le spectre de l’indigence, deux stratégies étaient massivement suivies ; l’une consistant à rester sur place, à Lyon, afin de tenter de rattraper les rythmes urbains, l’autre appelant à quitter la ville, à sortir complètement de ses rythmes pendant un temps et à tenter sa chance ailleurs. Ces deux stratégies auraient été suivies indifféremment par les Lyonnais comme par les étrangers à la cité. Quand il faisait le choix de rester en ville, l’ouvrier espérait toujours pouvoir retrouver un emploi. Souvent, il travaillait moins, ou seulement de temps en temps, à l’image de ce teinturier qui s’occupait ‘«’ ‘ […] un jour quelque fois deux jours par semaine tantôt d’un côté tantôt d’un autre’ ‘ 1342 ’ ‘ ’». Il cherchait d’abord à s’employer dans sa branche, et passait ses journées à battre le pavé en quête d’embauche, comme l’a montré Martin Nadaud 1343 . C’est pour cela que les individus pris pour vagabondage furent arrêtés dans le centre ville et en pleine journée : ils faisaient la tournée des ateliers et des chantiers. Las ! L’ouvrier devait souvent renoncer à travailler de son état, accepter un travail déqualifié, voire se livrer à quelques activités prohibées. Dans ce dernier cas, il pratiquait le pistage consistant par exemple à vendre ses services aux voyageurs descendus du train en se proposant de porter leurs bagages sans bénéficier d’aucune autorisation, ou à commettre de menus larcins en vue de revendre les objets volés. Quant à la déqualification, il est malheureusement très difficile de la chiffrer. Si apparemment beaucoup ne travaillaient pas de leur état, il est peu aisé de savoir à quoi ils s’employaient, et l’on ne possède à ce sujet qu’une vague idée : toucheurs, charretiers, manœuvres… Jamais ils ne travaillaient plus de quelques jours par semaine ou par mois, bénéficiant parfois d’un événement survenu dans la ville demandant l’aide de bras. C’est ainsi que Jean Raclet put se faire dix francs en travaillant, en avril 1862, au relèvement d’un bateau ayant sombré dans le Rhône 1344 . Un autre, frappeur aux forges de son état, s’embaucha deux jours avec les paveurs du quai Saint-Antoine 1345 . Tous ces travailleurs cherchaient à se faire un peu d’argent dont ils avaient un cruel besoin pour se nourrir et se loger 1346 car, en restant à Lyon, ils essayaient par tous les moyens de conserver un domicile. Les rythmes du logement étaient hachés en fonction des possibilités du moment, même si, pour tous, existait une véritable dignité du logement. L’ouvrier prenait une chambre ‘«’ ‘ […] quand il peut, c’est-à-dire quand il a de l’argent’ ‘ 1347 ’ ‘ ’». Mais, ainsi que nous l’avons remarqué précédemment, nombreux étaient ceux parvenant à garder relativement longtemps un domicile – quitte à déménager à la cloche de bois pour s’installer un peu plus loin. Victor Bailly, depuis trois semaines qu’il était à Lyon, logea chez Janin, du 20 juillet au 4 août, à l’hôtel de la Nuit Blanche du 5 au 7 août puis chez un logeur à Saint Paul 1348 . Changer de domicile revenait généralement à s’installer dans un garni toujours moins cher. En fonction de ce qu’on possédait, on jonglait avec la chambre correcte et le lit franchement miteux. Un individu pouvait passer d’un logement à un franc le lit – huit francs pour huit jours – à un autre presque trois fois moins cher – huit jours pour trois francs. D’autres encore préféraient alterner les nuits passées sous un toit et celles à la belle étoile afin d’économiser un peu, en attendant mieux. Se retrouvait là toute une idée de l’économie au quotidien, de vie au jour le jour mais comprenant une part certaine de calcul. Celui qui connaissait une période difficile tentait de rester dans les rythmes du logement et y parvenait, même si ses propres rythmes dénotaient quelque peu parce que terriblement hachés.
En dernier ressort, une ultime stratégie pour éviter de dormir sur le pavé consistait à s’adresser aux structures hospitalières. Au petit parquet, seulement 35 personnes reconnurent être entrées dans un des hôpitaux de la ville. Tous venaient y chercher un moyen de rester digne et l’hôpital était le refuge des plus fragiles, jeunes ou vieux 1349 . Il en allait ainsi de Marie Vigier, 26 ans, native du Cantal, venue à Lyon pour se placer comme domestique – ce qu’elle ne parvint à faire. Face à son échec, elle décida d’entrer à l’Hôtel Dieu et y réussit après cinq tentatives 1350 . Domestique sans place, elle n’aurait pu garder indéfiniment son logement.
Rester sur place n’était donc pas une solution de facilité, et certains préféraient quitter la ville, ce qui n’était qu’une autre manière de gérer l’inconnu du lendemain. Fallait-il encore pouvoir partir. Beaucoup, faute d’argent, furent incapables de prendre le départ. A moins de commettre un vol dans l’espoir de se faire un peu d’argent en revendant un maigre butin ou de pouvoir, à l’instar de Nadaud, emprunter quelques sous à un ami 1351 . Partir n’était pas simple car où aller ? Bien entendu, certains se retiraient dans leur campagne natale, peut-être davantage pour marquer une respiration dans leur parcours que de façon définitive. Jean Sousterne, peigneur de chanvre sans ouvrage depuis deux mois, passa les fêtes de la Toussaint à Tarare d’où il était natif 1352 . Pour ceux ne s’inscrivant pas dans des migrations temporaires classiques, on peut émettre l’hypothèse d’un retour au village difficile car synonyme d’échec – sans compter qu’il existait sans doute de bonnes raisons à leur départ et qu’il n’y avait pas forcément de place pour eux au sein de la communauté pour les accueillir. Dans ce cas, la possibilité de tomber dans l’enfer du vagabondage, de se déconnecter complètement des rythmes tant urbains que ruraux, était forte 1353 . D’autres tentèrent leur chance plus loin, conservant des rapports à la ville variables en fonction de leur parcours. Quelques-uns ne firent qu’un bref crochet par la campagne lyonnaise. Benoît Charbonnier, 18 ans, ouvrier serrurier lyonnais ne travaillant plus de son état, se fit embaucher comme manœuvre sur les chantiers du chemin de fer de l’est. Avant de rentrer à Lyon, il acheta deux oies à Crémieu (Nord-Isère) pour sept francs et les revendit neuf francs sur un marché lyonnais 1354 . Jean-Baptiste Doron, 18 ans également, mouleur d’origine stéphanoise, n’hésita pas à opter pour une mobilité plus importante le menant en Isère et en Savoie. Il quitta Lyon le 20 août 1860 pour se rendre à La Grive, où il travailla huit jours dans une carrière de pierres, avant de se diriger sur Cessieu pour s’employer quinze jours au terrassement de la nouvelle ligne de chemin de fer. De là, il poussa jusqu’à La Tour du Pin où il travailla pendant deux semaines. Poursuivant le long de la route menant de Lyon à Grenoble, il finit par arriver dans la préfecture de l’Isère où il ne s’arrêta qu’une journée avant de continuer en direction de Chambéry. Ne pouvant se procurer d’ouvrage en Savoie, il prit la décision de revenir à Lyon en suivant une autre route qu’à l’aller ; l’ouvrage étant rare, il dut vivre de mendicité 1355 . La recherche d’un travail – déqualifié le plus souvent – était une véritable fuite en avant, menant toujours un peu plus loin. Dans l’exemple précédent, Doron décida de regagner Lyon dès que son périple marqua un coup d’arrêt ; il reste cependant difficile de savoir combien rompaient toute attache pour réellement tenter une nouvelle aventure sans retour prévu.
Venir à Lyon, partir, revenir, voilà qui cassait les rythmes traditionnels de l’entrée en ville ou, tout au moins, les complexifiait. Dans certains cas, les stratégies migratoires dictant les départs ressemblaient étrangement à celles expliquant les arrivées. Il y aurait eu des cycles décidant des parcours et indissociables des cycles individuels et collectifs de fragilité.
Sur les stratégies populaires, voir Jean-Luc PINOL, Les mobilités…, op. cit., p. 254.
AML, I3 32, Petit parquet, Audience de Paul Héritier, 26/01/1859.
« Il part le matin en quête de travail ; le soir, en rentrant dans son garni, après avoir battu le pavé de la grande ville dans tous les sens, vu des maîtres compagnons et payé des canons à Pierre ou à Paul, il revient sa poche vide et rompu par la fatigue ». Martin NADAUD, Léonard…, op. cit., p. 78.
AML, I3 33, Petit parquet, Audience de Jean Raclet, 01/04/1862.
AML, I3 32, Petit parquet, Audience de Joseph Alexandre Vial, 09/12/1860.
Même si les dépenses pour le logement n’étaient pas les plus importantes dans un budget ouvrier. Cf. Yves LEQUIN, Les ouvriers…, op. cit., t. 2, pp. 15 sq.
AML, I3 33, Petit parquet, Audience de Etienne Martin, 08/01/1863.
AML, I3 32, Petit parquet, Audience de Victor Bailly, 13/08/1860.
Dominique DESSERTINE, Olivier FAURE, Populations hospitalisées dans la région lyonnaise au XIX e et XX e siècles, Lyon Programme Rhône-Alpes/Recherches en Sciences Humaines, 1991, 108 p.
AML, I3 32, Petit parquet, Audience de Marie Vigier, 15/01/1860.
Martin NADAUD, Léonard…, op. cit., p. 66.
AML, I3 32, Petit parquet, Audience de Jean Sousterne, 13/11/1859.
Cf. Jean-François WAGNIART, Le vagabond…, op. cit, p. 275.
AML, I3 33, Petit parquet, Audience de Jean Charbonnier, 08/11/1862.
AML, I3 32, Petit parquet, Audience de Jean-Baptiste Doron, 02/10/1860.