Le troisième élément de définition du vagabondage pointait les personnes habituellement sans ressources ni moyens d’existence (SME). De fait, 40% des individus arrêtés étaient dits SME. Si le manque de moyens financiers était préjudiciable au niveau du logement, il l’était surtout vis-à-vis des rythmes de l’alimentation. Dans un budget ouvrier moyen, l’alimentation englobait environ les 2/3 des dépenses totales 1356 . Sans ouvrage, nombreux étaient ceux qui avouaient avec Louis Charreron, jeune tailleur de pierres nîmois de 18 ans : ‘«’ ‘ […] ne pas avoir mangé de toute la journée d’hier faute d’argent’ 1357 ». Quand la faim tenaillait, quand on avait personne chez qui se faire offrir le souper et que l’aubergiste ne faisait plus crédit, il ne restait qu’à voler un peu de pain ou à se faire servir à manger dans la première gargote venue et se déclarer insolvable une fois la dernière bouchée avalée.
Plus visibles que les rythmes de l’alimentation, ceux du labeur et du repos, qui scandaient la vie de tous les travailleurs, trahissaient ceux qui n’avaient plus d’ouvrage. Leurs rapports, ou plutôt leur absence de rapports, avec ces rythmes les plaçaient en porte à faux avec ceux du jour et de la nuit. La journée, les ouvriers sans ouvrage parcouraient la ville à la recherche d’une place, passaient leur temps à arpenter les rues, pendant que les salariés vaquaient à leurs occupations. Quand ils n’avaient plus un sou vaillant et perdaient leur logement, leur errance diurne se poursuivait la nuit, aux heures où chacun goûtait au repos. Quoiqu’ils fissent, ils se remarquaient dans la ville, vivant à contre-courant. Un jeune Lyonnais de 19 ans se signala comme ‘«’ ‘ individu au milieu de la foule qui stationn[ait] devant les baraques de la place Bellecour’ 1358 » ; un autre, ‘«’ ‘ allant et venant devant l’hospice […] a paru suspect’ 1359 ».
En définitive, il y avait sans aucun doute des rythmes nés de la déchéance sociale, se distinguant des rythmes urbains habituels – avoir un travail, un logement, connaître une certaine stabilité dans ses mobilités. L’ensemble des individus retrouvés répondaient à différents profils et avaient tous suivi leur propre trajectoire. Leurs situations au sein de la ville étaient diverses, certains étaient en train de lâcher prise, d’autres avaient déjà touché le fond de la misère sociale. Toutefois, leur jeunesse et leur fragilité les réunissaient et chacun d’entre eux se retrouvait, peu ou prou, dans le parcours d’Antoine Prot. Ce manœuvre lyonnais dut, en plein hiver, faire face à la morte saison. Pendant huit jours, il fut au Grand Camp et vendit de l’eau aux militaires, ce qui lui permit de se faire un peu d’argent et de dormir deux soirs chez un logeur de la rue Raisin. Ensuite, durant les quatre jours précédents son arrestation, il mendia en espérant gagner quelque menue monnaie pour se nourrir et se loger à nouveau, en attendant de retrouver de l’ouvrage 1360 .
Au terme de cette première approche, où est le vagabond ? Où est le marginal ? Ne serait-ce la spécificité de l’âge, voilà 726 personnes qui paraissaient ne pas se distinguer outre mesure des classes populaires, elles aussi formées de travailleurs qualifiés et de manœuvres, de gens de la ville et de migrants… Même les récidivistes n’offraient pas un profil distinct. Représentant 29% des individus arrêtés pour vagabondage 1361 dont 14% seulement furent arrêtés plus d’une fois entre 1859 et 1863 ils étaient loin d’être des multirécidivistes 1362 . C’est à peine si, comparés au reste de la cohorte, ils regroupaient un peu plus de sans profession (26% contre 14, 5%) ; mieux encore : la part des non qualifiés était plus faible.
Tous se reconnaissaient dans l’exemple précédent d’Antoine Prot parce qu’il pointe une situation ordinaire de fragilité à travers laquelle se fait jour la nécessité de gérer au mieux et selon ses possibilités cette situation. Ne plus être en phase avec les rythmes urbains dominants compromettait ou remettait en cause son propre rapport à la ville, son intégration à la vie citadine. Un état de détresse économique et social pouvait mener au vagabondage comme état permanent mais, le plus souvent, après une période plus ou moins longue, chacun réintégrait le cours normal de la vie urbaine. En ce sens, la réalité du vagabondage semble renvoyer davantage à de la fragilité qu’à de la marginalité 1363 . Elle rend du même coup obsolète le concept de rupture de l’entrée en ville au profit de va-et-vient incessants ; il fonctionne encore en cas de difficulté économique mais au même titre que la sortie de la ville – c’est-à-dire comme le signe d’un déclassement brutal et généralement temporaire.
Yves LEQUIN, Les ouvriers…, op. cit, t. 2, pp. 15 sq.
AML, I3 32, Petit parquet, Audience de Louis Charreron, 02/06/1861.
Id., Audience d’Alexandre Pernet, 30/12/1859.
Id., Audience de Joseph Gauthier, 10/02/1860.
Id., Audience d’Antoine Prot, 02/1860.
Ce qui était finalement assez peu. Cf. Jean-François WAGNIART, Le vagabond…, op. cit.
Sont prises en considération les arrestations et les condamnations antérieures.
Ce type de fragilité populaire ne naquit pas avec le XIXe siècle puisqu’il se manifestait déjà à l’époque médiévale et sous l’Ancien Régime. Cf. Robert CASTEL, Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Paris, Gallimard, 1999 (première édition 1995), 813 p.