La profession

Etre prostituée aurait été une profession à part entière. En effet, seules 19 (1,5%) déclarèrent un état au service des mœurs. S’agit-il d’un effet de source ? On peut légitimement se demander si les registres avaient vocation à répertorier les professions. Inversement, on connaît la promptitude des prostituées à mentir et à se déclarer couturière. Le biais s’explique peut-être par le fait que nous travaillions d’abord sur des filles régulières travaillant en maison ; elles ne pouvaient nier leur état, au contraire de la racoleuse arrêtée sur le pavé. Devenir fille en maison était sans doute incompatible avec l’exercice d’une profession moralement acceptable. Reste qu’on ignore si certaines avaient pu apprendre un état durant leur adolescence. D’après des données récoltées par les observateurs sociaux Marmy et Quesnoy et concernant les années 1860 et 1864 1374 , il appert que sur 605 filles, 63% avouaient ne connaître aucun état – et encore ce type de déclarations fut enregistré pour la seule année 1864. Les 37% déclarant une profession auraient été ouvrières du textile et du vêtement ainsi que domestiques. Une autre étude, réalisée à partir d’un registre d’écrou de 139 filles publiques arrêtées entre juin et octobre 1817, avançait que le tiers travaillaient dans le vêtement, 28% dans la Fabrique et que 23,5% étaient sans profession 1375 .

Partons du principe que la prostitution était donc bien une profession. On s’aperçoit alors que les différences de statut étaient importantes et que les filles de joie n’étaient pas toutes logées à la même enseigne. Elles étaient administrativement réparties en classes. Dans les années 1810, il y avait quatre classes ; la première correspondait aux filles en maison sans signes extérieurs, la seconde aux filles en maisons avec signes extérieurs. On ignore à quoi correspondaient ces nuances – peut-être étaient-elles liées au statut social des clients ? La troisième classe regroupait les filles entretenues. La quatrième concernait les raccrocheuses et, comme la précédente, était réservée aux filles insoumises ; ce terme de quatrième classe n’était pas usurpé pour ces femmes dont la misère les obligeait à se vendre pour quelques dizaines de centimes la nuit. Par la suite on les regroupa sous le terme de « filles isolées pratiquant leur activité dans leurs meubles ou en garni » ; ces filles pouvaient alors être soit régulières soit insoumises, vivre entièrement de la prostitution ou s’adonner au cinquième quart de l’ouvrière (combien de Marie-Louise Mouraret, apprêteuse de tulles de 15 ans, se prostituant en 1875 par manque de ressources 1376  ?). Sept filles sur dix recensées dans notre base étaient en maison (39,5% en première classe, 31% en seconde) et 8,5%, bien qu’inscrites sur les registres des maisons, œuvraient à domicile. 80% des prostituées retrouvées étaient donc régulières. Environ 20% étaient insoumises – ce qui est un chiffre fort appréciable, ce type de prostitution nous échappant le plus souvent ; 7,5% étaient entretenues, 10,5% raccrocheuses et 3% clandestines. Dans la deuxième moitié du siècle – car les chiffres précédents valent essentiellement pour la période 1800-1850 – le nombre de filles soumises augmenta du fait de l’annexion des faubourgs mais, globalement, les filles isolées furent plus nombreuses que les filles en maison, même si les effectifs généraux varièrent énormément 1377 . On s’aperçoit en revanche que le nombre des filles clandestines devait être largement supérieur à celui des soumises ; c’était le cas entre 1874 et 1877 alors même que le chiffre calculé (variant entre 310 et 675) ne correspondait qu’aux filles arrêtées par la police (les estimations de 2 à 4 000 insoumises paraissent toutefois fantasmées).

En fonction de ces partitions, chacune choisissait ou subissait sa clientèle : la fille seule et la femme entretenue étaient plus libres que la fille en maison. La plupart des bordels acceptaient indistinctement tous ceux qui se présentaient avec suffisamment d’argent en poche. Certaines filles préféraient s’adresser à une seule classe d’individus – des ouvriers par exemple ; on ne recevait que des collégiens chez Hortense Gandet alors que la femme Saxe accueillait tant les élèves que leurs professeurs. Un mot, enfin, sur le domicile des prostituées. Apparemment, la plupart (92,5%) auraient été domiciliées dans la maison où elles exerçaient. Cela peut paraître étonnant, d’autant que beaucoup de filles travaillaient à Lyon et logeaient dans un garni des faubourgs (où elles pouvaient recevoir). Il n’en reste pas moins vrai qu’un tel résultat doit certainement révéler une part de vérité. Dans ce cas, il n’y aurait pas de dissociation franche entre domicile et lieu d’exercice. Comme si elles n’avaient pas de moment pour elles – et cela était aussi valable pour les filles isolées –, leur environnement les renvoyait en permanence à leur état.

Notes
1374.

Id., pp. 361-362.

1375.

Valérie REY-ROBERT, La prostitution à Lyon et dans ses faubourgs (1800-1851), Mémoire de maîtrise dirigé par M. Olivier Faure, Lyon, Université Jean Moulin Lyon 3, 1997, f° 35.

1376.

« […] le nombre de prostituées varie à Lyon, comme dans toutes les villes de fabrique où l’on emploie beaucoup de femmes, suivant la prospérité ou le chômage du commerce […] ». ADR, 4 M 508, Rapport du médecin-chef du service sanitaire adressé au préfet du Rhône, 08/03/1869.

1377.

Cf. annexe n°26.