Maîtres et maîtresses de maison

Tenir un bordel était un métier de femme à 80%. Serait-ce déjà un signe de marginalité que d’obtenir une répartition hommes/femmes inverse des résultats habituels… ? Les établissements considérés étaient tous légaux à près de 95% ; les huit clandestins, arrière-salles de débits transformées en lupanar, étaient d’ailleurs tenus par des hommes. Les informations permettant de dresser le profil de la tenancière sont très réduites. De fait, on ne connaît l’âge que de 38 maîtresses ; toutefois ces données sont assez intéressantes pour être prises en compte. En effet, près de la moitié (15) avaient moins de 30 ans – entre 22 et 29 ans exactement. Encore neuf avaient de 30 à 35 ans, la plus âgée avait 60 ans. Leur profil était proche de celui des filles. Les maigres renseignements relatifs aux lieux de naissance vont également dans ce sens : il n’était apparemment pas plus avantageux d’être lyonnaise pour devenir tenancière.

Voilà qui nuancerait le portrait traditionnel de la vieille mère maquerelle tenant maison et régnant en despote sur ses filles. Il y aurait eu la possibilité de devenir maîtresse très jeune, en étant toujours « en activité ». Il est vrai que la situation pouvait être alors avantageuse : une maison fournissait une attache à des filles qui, nous le verrons, en possédaient peu ; les revenus étaient plus élevés ; les tenancières jouissaient d’un certain statut, traitant directement avec le commissaire de police, étant légalement reconnues et moins suspectées que la fille seule ou passant fréquemment d’une maison à une autre.

Pour être reconnue, il fallait posséder une certaine assise dans son métier et bénéficier d’un bon enracinement dans son quartier. Il est malheureusement difficile de se faire une idée des durées d’ouverture d’une maison – puisqu’on ne peut les suivre que sur quelques années (une ou trois en moyenne). La diversité devait certainement l’emporter : des maisons étaient solidement implantées tandis que d’autres avaient une durée de vie très courte. Des noms revenaient très souvent – et il n’est pas étonnant que ces maisons nous offrent le plus de renseignements ; nous avons ainsi suivi Renaud sur sept ans, Poulet sur seize, Bourgeon et Brossard toutes deux sur 19 ans, et Azan comme Castel sur 26 ans. On peut émettre l’hypothèse que ces « grandes » maisons étaient comme des points de repères stables au milieu d’une foule de maisons plus ou moins éphémères (ces dernières ouvraient tout de même au moins pendant quelques mois). Comme le débit de boissons, la maison de tolérance changeait quelquefois de propriétaire et continuait ainsi à prospérer ; en 1811, la femme Lequay succéda à Lautrelle au 88 rue Longue. Pour beaucoup, on peut se demander si ouvrir un bordel ne rentrait pas dans une logique de pluriactivité, à l’image du garni. On a rencontré quelques logeurs tenant maison et rien ne prouve que cela n’existait pas à une plus grand échelle. Il était facile de louer un lit à une fille qui reçoit : la frontière était ténue entre la fille en garni et le logeur se faisant souteneur.

La plupart des tenanciers (82%) possédaient une seule maison ; 13% en eurent deux, 4% trois et un seul quatre. Parmi ceux qui exercèrent à différentes adresses, 10 sur 26 ouvrirent une maison l’une après l’autre. Pour les 16 restants, le doute subsiste et il n’est pas exclu que les tenanciers les plus importants eussent plusieurs maisons à la fois. D’autant que des associations entre eux étaient possibles : en plus de leur maison respective, la veuve Aulas dirigeait, rue Désirée, un bordel avec François Petit, Azan tenait une maison avec Castel.