Des parcours hachés

Plusieurs réponses peuvent expliquer l’instabilité des parcours. On pourrait parler des conditions de vie dans les bordels, sans doute assez difficiles pour entraîner une importante mobilité. En jouant avec la concurrence qui animait les rapports entre maisons, chacune devait chercher le lieu de travail le moins désagréable possible. On ne peut nier non plus le caractère indépendant des filles, les menant à claquer la porte en cas de désaccord avec la tenancière ; on pourrait encore évoquer le souci constant des maîtresses de renouveler les filles afin de ne pas lasser la clientèle et leur volonté de faire jouer à leur tour la concurrence entre prostituées – puisque de nouvelles recrues arrivaient sans cesse à Lyon. Toutes ces pistes sont hors d’atteinte pour nous et nous pouvons seulement les effleurer. Restent malgré tout deux facteurs primordiaux expliquant ces parcours saccadés : les fréquents passages à l’hôpital et l’habitude d’une mobilité à grande échelle.

Nous avons comptabilisé, pour tous les parcours, l’ensemble des déplacements possibles menant les filles d’un endroit à l’autre.

Tableau n° 64 : Les déplacements des prostituées (1 470 cas) – 1808-1890
  Nombre de déplacements %
Lyon/Lyon 1221 83
Rhône/Lyon – Lyon/Rhône 44 3
DL/Lyon – Lyon/DL 96 6,5
AD/Lyon – Lyon/AD 101 7
Etranger/Lyon – Lyon/Etranger 7 0,5
Autres/Autres 1 -

83% des déplacements concernaient Lyon ; proportion logique puisque nous utilisons les registres de la police lyonnaise qui ne s’intéressait qu’à ce qui se passait dans sa ville. C’est donc presque incidemment que nous pouvons avoir une idée des lieux d’où venaient les prostituées et de ceux où elles se rendaient quand elles quittaient Lyon. Les 83% de mobilité intra-muros nous confortent dans l’hypothèse déjà bien établie selon laquelle les prostituées bougeaient beaucoup dans la ville. Toutefois, si leur mobilité était incessante, elle était peu importante en terme de distance du fait de la concentration des maisons de tolérance dans le centre ville. Elles passaient d’une rue à l’autre sans changer de quartier, restaient dans la même rue voire dans le même immeuble. Certaines multipliaient les adresses, beaucoup semblaient être fidèles à quelques maisons, revenant y travailler à l’occasion ou plus régulièrement. Marie Barboulon fut chez Poulet, rue Sainte Catherine avant de passer chez Ballet, rue Saint Côme et de revenir chez Poulet ; après un détour chez Bouchard, rue de la Limace, elle s’installa chez Poulet puis chez Ballet – mais rue Lanterne – avant de travailler pour Constant, place Saint Nizier. Tous ces nombreux changements d’adresse professionnelle tenaient dans un espace limité, entre les places des Terreaux et de Saint Nizier. Toutes avaient une mobilité comprise entre Bellecour et les Terreaux, changeant rarement de quartier et s’aventurant peu du côté de Saint Jean ou de La Guillotière.

Mais connaître une mobilité intra-muros ne signifiait pas forcément changer de maison car l’un des obstacles les plus récurrents à une activité prolongée et ininterrompue était la maladie. Les filles qui n’étaient pas saines – et rappelons que les soumises étaient astreintes à la visite sanitaire – étaient envoyées à l’Antiquaille pour être traitées. 13% des prostituées de notre base y firent un séjour mais seul un registre couvrant quelques années du 1er Empire contenait spécialement ce genre d’informations ; un rapport de la fin du Second Empire montrait que 56% des 722 filles soumises furent déclarées malades en 1868 de même que 46% des 371 insoumises arrêtées 1388 . D’autres statistiques disponibles pour la seconde moitié du XIXe siècle révèlent une semblable réalité. Il était rare que les filles ne fissent pas au moins un séjour à l’hôpital durant tout le temps que durait leur activité prostitutionnelle. Peu ou mal surveillées, rétives à tout type de contrôle, elles étaient les cibles privilégiées de maladies vénériennes dont elles ne guérissaient pas, ou seulement après un long traitement souvent incompatible avec leurs activités. Le plus grave était sans aucun doute l’absence ou l’inefficacité de toute prévention : n’importe laquelle pouvait être infectée une semaine après sa sortie de l’hôpital. La durée des séjours à l’Antiquaille nous est connue dans 71 cas. 59% des hospitalisées y restèrent trois mois au plus, 38% de quatre à six mois et 3% plus de six mois 1389 . Sur la durée du suivi, 40 entrèrent une fois à l’hôpital, 11 deux fois, 8 trois, 4 quatre fois et autant cinq fois, 3 six fois et 1 huit fois. Quelques filles s’enfuyaient de l’Antiquaille avant la fin de leur traitement, effrayées par le manque à gagner qu’il leur en coûtait en restant. Souffrir d’une maladie sexuellement transmissible plaçait les prostituées au centre d’un cercle infernal duquel il leur était difficile de sortir. Déclarées atteintes, beaucoup partaient, quittaient furtivement la ville ou simplement leur maison d’exercice et allaient s’installer ailleurs ou grossir les rangs des insoumises. En changeant de maison juste avant de passer la visite sanitaire, certaines pensaient échapper aux services du bureau d’hygiène. Certaines maîtresses enseignaient aux filles des techniques pour tromper le médecin à l’aide de pommades cachant l’infection. Toutefois, face à la maladie découverte, les tenancières ne cherchaient pas toutes à protéger leur employée et souhaitaient, au contraire, s’en débarrasser au plus vite. Par conséquent, les filles atteintes connaissaient, encore plus que les autres, des rythmes terriblement hachés. Le parcours de Marie Laurence Macher n’avait rien d’extraordinaire. A 23 ans, cette jeune femme native du Jura, avait déjà connu plusieurs maisons, changé douze fois de domicile et fait divers séjours à l’Antiquaille. Sortir de l’hôpital ne signifiait pas sortir de la prostitution – des placeurs et autres rabatteurs attendaient les filles à la porte de l’Antiquaille pour les faire à nouveau s’engager dans une des maisons de la ville 1390 . Il leur était évidemment difficile de refuser ; sortir de l’hôpital ou de la prison menait à une même impasse : quelles possibilités avaient-elles de bifurquer ?

Les déplacements dans la ville de Lyon ne doivent pas masquer ceux suivis à plus grande échelle. Lyon, place importante de la prostitution, n’étant pas pour autant un eldorado prostitutionnel, la plupart des filles ne passaient qu’un temps dans la grande ville rhodanienne. Comme il était très difficile d’obtenir une radiation et de refaire sa vie, il est certain que les filles dont nous ne retrouvons plus trace à Lyon avaient changé de résidence, temporairement ou définitivement. Et elles furent nombreuses dans ce cas. Si on reprend les 601 prostituées repérées entre 1808 et 1811 et qu’on les recherche dans les registres de 1812, 1814 et 1816, peu se retrouvent. 11,5% étaient encore là en 1812, 7,5% en 1814 et 9,5% en 1816. 4,5% furent présentes sur au moins deux années et 3,5% sur les trois années. Globalement, quelques-unes avaient pu réintégrer la normalité sociale, d’autres avaient été renvoyées dans leur « pays » – où l’intégration devait être des plus ardues ; les plus nombreuses étaient devenues clandestines et/ou étaient parties tenter l’aventure ailleurs. Reprenons les données du tableau précédent : 249 liens ont pu être exhumés relativement à ces arrivées et départs 1391 . Passons sur les liens en rapport avec l’étranger ou n’étant pas reliés directement à Lyon. En revanche, 44 concernaient Lyon et son département – soit qu’on vînt des campagnes et villes environnantes, soit qu’on s’y rendît ; ces liens mettaient principalement en relation Lyon avec ses faubourgs et Villefranche, place locale importante de l’amour vénal. 96 filles étaient en provenance ou en partance d’un département limitrophe mais les liens les plus nombreux étaient toutefois tissés entre Lyon et les autres départements français. Une fois encore, nous sommes frappés de constater combien les parcours des prostituées s’inscrivaient dans des mobilités importantes. La prostitution menait les filles publiques de ville en ville : Mâcon, Vienne, Bourg et, après 1850, Marseille étaient les cités les plus fréquemment habitées par celles ayant aussi exercé à Lyon. Les prostituées se retrouvaient soumises à de longues et répétées mobilités géographiques – signe davantage d’un état que d’une fragilité passagère ?

Notes
1387.

DL = départements limitrophes ; AD = autres départements ; Autres = tout déplacement ne partant pas de ou n’aboutissant pas à Lyon.

1388.

ADR, 4 M 508, Rapport du médecin chef du service sanitaire adressé au préfet du Rhône, 08/03/1869.

1389.

En 1878, la durée moyenne du traitement était de 21 ou 22 jours. Cf. Alain CORBIN, Les filles…, op. cit., p. 145.

1390.

Valérie REY-ROBERT, La prostitution…, op. cit., f° 35.

1391.

Le biais lié aux filles arrivant directement de leur pays est à exclure car concernant très peu de cas.