A partir d’un registre concernant le seul quartier des Célestins 1392 , couvrant huit mois d’activité, du 15 juillet 1835 au 27 février 1836, à raison d’un relevé tous les quinze jours, nous pouvons, en complément des analyses de parcours, cibler des rythmes courts à échelle réduite.
Sur l’ensemble des huit mois, 24 maisons de tolérance furent recensées – mais, sans qu’on puisse l’expliquer, seulement 20 accueillaient des prostituées. Bien entendu, elles ne fonctionnaient pas toutes en même temps ; chaque quinzaine, entre 13 et 17 étaient ouvertes 1393 . Des variations existaient en fonction du rapport entre l’offre et la demande. L’arrondissement attira des filles lorsque, par exemple, le nombre de maisons ouvertes passa de 14 à 16 entre le 29 décembre 1835 et le 16 janvier de l’année suivante. A contrario, d’autres furent contraintes de quitter leur maison pour cause de fermeture ou de réduction d’effectifs. En peu de mois, des fluctuations même minimes agitèrent hebdomadairement le quartier, signe d’une relative instabilité. D’ailleurs, six établissements ouvrirent en huit mois et fermèrent durant le même intervalle. Cela est cependant à nuancer puisque dix maisons se retrouvent tout au long des huit mois, conférant une certaine assise au paysage prostitutionnel du quartier et servant de points de repère aux filles soumises. Au-delà, il faut souligner une nouvelle fois l’immense attractivité des Célestins, quartier dédié à la prostitution, concentrant de nombreux bordels dans un espace restreint.
A se pencher à présent sur la taille des établissements, leur modestie frappe immédiatement 1394 . Seule la maison Ripet proposait cinq, six voire huit filles. La majorité n’en avait que deux ou trois. Parfois, une fille était l’unique employée d’un bordel : c’était le cas chez Viennot ou Dutrève et, épisodiquement, dans huit maisons ; au bout du compte, la moitié des maisons des Célestins ne possédèrent, temporairement ou non, qu’une fille. Finalement, il y avait beaucoup de maisons de tolérance mais peu de prostituées dans chacune d’elles. Les effectifs, bien que faibles, n’étaient pas fixes. Il n’y avait cependant pas de différences flagrantes – hormis dans les établissements importants (entre deux et cinq filles chez Castel, entre quatre et huit chez Ripet). Le caractère changeant des effectifs était le signe de la plasticité extraordinaire de la prostitution lyonnaise. Il arrivait même à des maisons en activité de n’accueillir aucune fille : voilà qui repose la question de la professionnalisation des maîtresses. Ne s’agissait-il pas, dans ces derniers cas, d’occasionnelles tirant de la prostitution un revenu d’appoint ? Difficile de trancher, mais la question se pose quand, par exemple, on remarque un Armand Barier tenir maison pendant un mois en employant deux filles. D’autres maisons ouvraient et fermaient à l’occasion (Brossard, Brun). A moins qu’il ne s’agît de fermetures administratives, l’étude d’un quartier prolonge nos intuitions : entre les grandes maisons et les petits bordels de quartier, il y avait place pour des établissements temporaires.
En 32 semaines, 101 filles publiques entrèrent au moins une fois dans l’une des maisons du quartier, confirmant leur importante mobilité.
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Entrées | - | 7 | 5 | 7 | 6 | 10 | 7 | 9 | 4 | 4 | 10 | 5 | 7 | 9 | 3 | 6 | ||||||||||||||||||||||||||||||||
Sorties | - | 9 | 3 | 7 | 7 | 9 | 8 | 10 | 5 | 6 | 4 | 10 | 4 | 4 | 8 | 8 | ||||||||||||||||||||||||||||||||
Effectif | 34 | 32 | 34 | 34 | 33 | 34 | 33 | 32 | 31 | 29 | 35 | 30 | 33 | 38 | 33 | 31 |
Les effectifs étaient assez élevés : une trentaine de filles étaient, chaque quinzaine, en activité dans le quartier. Pour un petit espace du centre ville, c’était très important. La répartition plutôt homogène pourrait faire croire à des mouvements faibles – on se trompe. La balance entre les entrées et les sorties était, certes, équilibrée mais, pour le reste, tout était mouvement. En huit mois, on a comptabilisé 102 départs (certaines étaient parties puis revenues) et 99 entrées. Entre 1/10e et 1/3 des filles étaient renouvelées chaque quinzaine. Voilà un résultat qui insiste encore un peu plus sur l’instabilité professionnelle des prostituées traduite par une forte mobilité. Les maisons ne tournaient pas très longtemps avec les mêmes filles. Ces données, relatives à une courte période et à un seul quartier, recoupent celles valant pour l’ensemble de la ville sur une année complète. Au 31 décembre 1863, il y avait 533 filles à Lyon ; un an plus tard, au 31 décembre 1864, il n’en restait plus que 518. Faible écart qui cache un mouvement annuel de très grande ampleur. 382 nouvelles filles furent inscrites comme travaillant en maison et 105 comme isolées ; dans le même temps, 389 quittèrent Lyon, 110 disparurent et trois furent rayées des listes de la prostitution officielle 1395 .
Quelle était la durée du séjour des filles dans l’arrondissement ? 30,5% ne restèrent pas plus d’une seule quinzaine ; c’était de loin la fréquence la plus importante. Dix furent repérées sur quatre quinzaines, neuf sur trois et autant sur cinq. Sur un instantané de huit mois qui ne prend pas en compte les parcours précédents et suivants, on ne peut évoquer que des fréquences sur un temps T. Seulement trois filles furent présentes tout au long des huit mois, sans interruption ; 28 (37,5%) sortirent de l’arrondissement pour y revenir – généralement une seule fois. Les changements étaient donc fréquents, dans l’arrondissement et d’un arrondissement à un autre. Les filles connurent, pour la grande majorité d’entre elles (73,5%), une seule maison ; quatorze en connurent deux et, au-delà, les parcours furent minoritaires (une seule fréquenta sept bordels différents). Ces résultats sont peu surprenants au vu des passages rapides dans l’arrondissement : si les séjours étaient brefs, les changements de maison s’opéraient volontiers d’un quartier à l’autre – sans parler des départs de la ville. Il n’y avait pas de cloisonnement : les filles travaillant aux Célestins ne correspondaient pas à un profil particulier qui aurait été différent de celui des prostituées d’un autre quartier. Considérant à présent les filles retrouvées sur au moins deux quinzaines, encore 62,5% restèrent dans un seul établissement. Même s’il était possible de rester quelque temps dans une maison voire dans un quartier, les opportunités étaient faibles à cause des maigres capacités d’accueil des bordels.
Quant à celles qui restaient plusieurs mois dans un établissement, ou qui y revenaient régulièrement, une véritable fidélité les attachait aux maisons les plus importantes (Ripet, Castel). On ne peut exclure un lien unissant la tenancière à ses filles. Le plus facile à rechercher serait celui de l’origine sociale ; cependant, un rapide sondage effectué à partir de quelques maisons n’a rien donné de probant. Si on fait une recherche à partir des filles originaires d’un même département, aucune tendance ne se dégage et il n’est pas permis d’avancer que telle ou telle maison était prioritairement réservée aux Iséroises, aux Marseillaises, etc. Cela ne signifie nullement que ces réseaux n’existaient pas – à analyser tous les parcours, on en trouverait certainement à l’image de celui d’Elisabeth Fauché travaillant chez la Benoît, native comme elle de Poncin – mais, et c’est bien le principal, il ne s’agissait pas d’une pratique généralisée. Chaque fille allait là où elle pouvait/voulait, ce qui confirme leur manque d’attaches et l’impression qu’elles subissaient leurs parcours.
La prostitution était un phénomène social de grande envergure touchant, en 1868, une femme sur seize âgées de 25 à 30 ans ; on comptait alors une fille publique pour 416 habitants 1396 . Les parcours, encouragés par une embauche facile, étaient marqués par une mobilité et une instabilité anormales dans la société du XIXe siècle. Le tableau de la prostituée brossé ici laisse entrevoir les fêlures de vies difficiles. Encore n’avons-nous pu traiter les conditions d’existence de ces femmes ; une phrase d’un médecin, volée au détour d’un rapport, laisse imaginer les contraintes d’une situation impossible : ‘«’ ‘ Si la honte de l’état vil d’abjection dans lequel ces créatures vivent ne les empêchait pas d’élever la voix, peut-être trouverait-elles justice’ ‘ 1397 ’ ‘ ’». Lui répond la langue directe d’une ancienne prostituée : ‘«’ ‘ […] je regarde cet état […] comme le dernier malheur qui puisse m’arriver’ ‘ 1398 ’ ‘ »’. Si les filles de joie ne parvenaient pas à attirer à elles la justice, c’est qu’elles étaient traitées comme des marginales, des hors-la-loi sans rédemption probable. Cette idée de marginalité était-elle partagée par tous, s’opposait-elle à la fragilité masculine des vagabonds ? Il faut désormais replacer ces deux figures de l’échec social au coeur des systèmes interprétatifs du pouvoir et du peuple.
AML, I1 241. La confection de l’échantillon relève du pur hasard : il s’agit du seul relevé du personnel conservé aux archives.
Cf. annexe n°27.
Cf. annexe n°27.
M. J. MARMY, Ferdinand QUESNOY, Hygiène…, op. cit., pp. 364 sq. De 1874 à 1877, 1 695 filles soumises furent portées disparues. Cf. ADR, 4 M 508 bis, Rapport du service sanitaire, 23/09/1878.
ADR, 4 M 508, Rapport du médecin-chef du service sanitaire adressé au préfet du Rhône, 08/03/1869.
AML, I1 249, Lettre du Dr Rognon au maire de Lyon, 23/01/1832.
AML, 1122 WP 01, Lettre de la femme Cuisinier au secrétaire général pour la police, 13/01/1863.