Vagabonds et prostituées étaient tous deux embarqués dans une spirale de fragilité. Leur jeunesse, leur difficile intégration à la ville, leur détachement des rythmes urbains allié à une forte mobilité géographique, leur impossibilité à vivre d’une profession reconnue les empêchaient de suivre les rails de la normalité sociale. Le concept de fragilité nous semble bien, à leur propos, être le mieux approprié ; l’emploi du terme « marginalité » paraît en effet trop négativement connoté. Le marginal est jugé par rapport à des normes partagées et ce jugement induit obligatoirement un état permanent – être en marge sans espoir de retour. La réalité fragile des hommes arrêtés pour vagabondage et, dans une moindre mesure, des femmes s’adonnant à la prostitution ne peut se résumer à une marginalité générale. Quoique cela convienne parfaitement au pouvoir.
Les marginaux et le pouvoir
Les représentations et les pratiques en découlant persuadaient le pouvoir qu’errants et filles de joie appartenaient aux bas-fonds, irrécupérables déviants à surveiller de près, à enfermer, à exclure du territoire urbain, à criminaliser. La réalité était autre puisque les filles notées dans les registres comme ayant fait de la prison se comptent sur les doigts d’une main 1399 et que la fragilité masculine ne poussait pas à des délits graves. Le double processus de fragilité et d’éloignement des rythmes que nous avons montré n’était pas pris en compte par le pouvoir qui, a priori, ne distinguait pas d’étape intermédiaire entre la norme et la délinquance 1400 . Bien plus, le fonctionnalisme ne pouvait reconnaître qu’un individu s’échappât de sa case. L’écrit, avatar du quadrillage, marquait les destinées individuelles : une arrestation, a fortiori une condamnation, poursuivait à vie celles et ceux qui les avaient subies. Un registre, un casier, une statistique s’intercalait toujours entre les autorités et l’individu cherchant à s’amender. Des années après avoir raccroché, une prostituée devait encore se justifier inlassablement auprès du pouvoir : ‘«’ ‘ […] j’ai été rayée depuis six ans, je me suis mariée et depuis cette époque je n’ai jamais donné lieu au moindre reproche ; j’exerce la profession de blanchisseuse, et je mets au défi de rien prouver contre moi’ ‘ 1401 ’ ‘ ’». Ancienne fille de joie, mariée mais séparée d’un mari vivant en concubinage avec une prostituée, mère d’un enfant qui n’était pas de son mari, blanchisseuse du linge de filles soumises, sa marginalité était une étiquette indécollable. Les prostituées, réifiées par une administration qui décidait de leur inscription et de leur radiation, n’avaient pas grande prise sur leur vie. A la veuve Rey, maîtresse de maison rue Dubois, désirant ne plus accueillir de filles, le pouvoir n’eut comme seule réponse : « Elle doit être surveillée 1402 ».
Cependant, derrière les discours officiels, se cachait une autre réalité, née des contingences de la gestion du social. S’il ne comprenait pas toujours que ceux qu’il taxait de vagabonds n’étaient que de pauvres ouvriers en période de chôme, le pouvoir ne pouvait se contenter de les envoyer en prison – ou alors il n’y aurait plus eu grand monde dans les rues – même en période de crise. Le tout répressif était souvent intenable et si les arrestations étaient nombreuses, les relaxes l’étaient tout autant. Au petit parquet, sur 680 individus arrêtés dont on connaît le sort, 408 – soit 60% – furent libérés. Un individu fut arrêté pour vol et vagabondage car il possédait sur lui 715 francs – et la loi stipulait qu’un vagabond ne devait pas être en possession de plus de 100 francs. Au petit parquet, il fut avéré que cette somme correspondait à la totalité de ses économies qu’il venait de récupérer à sa sortie de prison 1403 … Même une prostituée pouvait être rayée des listes sur simple demande et après enquête ; pour y être inscrites, les filles mineures ou les femmes mariées devaient être arrêtées au moins deux fois afin d’éviter un scandale 1404 . Le pouvoir avait compris les limites d’une politique du « tout normatif » et que trop de sévérité créait une déviance importante pouvant échapper au contrôle – par exemple, la législation très dure à l’encontre des prostituées entraîna une augmentation incontrôlable du nombre des insoumises. Cette prise de conscience s’opérait dès que la population anonyme prenait chair et exhibait son vécu au pouvoir. Arrêter des individus parce qu’on appliquait une loi était simple – nous avons montré que dans le cas des vagabonds le travail policier reposait sur la visibilité de leurs rythmes toujours contraires à ceux suivis par la majorité. Ce n’était que lorsque le pouvoir prenait le temps de connaître ceux qu’il avait arrêtés que son regard évoluait et qu’il passait d’un travail quantitatif sur la masse à un travail qualitatif centré sur l’individu. Prenons un exemple extrême, certes, mais éclairant : le maire de Lyon demanda à ce qu’un vagabond sourd et muet ne fût pas jugé car ‘«’ ‘ […] il y aurait en quelque sorte de l’inhumanité à le traduire devant les tribunaux puisque s’il est vagabond, c’est un délit qu’il n’a commis que machinalement et sans volonté déterminée […]’ ‘ 1405 ’ ‘ ’» ; il fut effectivement pris en charge par une institution spécialisée. Délibérément trop répressif, le quadrillage devait être sans cesse réajusté dès lors qu’il se confrontait à la réalité. Quoi qu’il en fût, entre la théorie et la pratique, il y avait de la marge laissant la possibilité au marginal de réintégrer la normalité sociale. Il s’agissait d’un espace laissé libre par le pouvoir et, en aucun cas, il ne s’accompagnait d’une quelconque aide à la reconquête d’une dignité perdue 1406 . Bien au contraire, puisque avec l’habitude d’archiver, l’infamie restait et limitait les volontés ; tel maître de maison de tolérance, d’origine étrangère et jouissant d’une fortune confortable, ne put jamais obtenir sa naturalisation sous prétexte que les hommes de sa trempe étaient tous « dégoutans [sic] et abjects 1407 ».
Cela est confirmé, pour le Second Empire, par les travaux de Marmy et Quesnoy (Hygiène…, op. cit., p. 357).
« Ni en français ni en anglais le lexique ne comportait, jusqu’aux dernières décennies du XIXe siècle, de terme désignant de façon univoque et exclusive la situation des travailleurs qui recherchaient un emploi salarié et n’en trouvaient pas, ou le phénomène économique qui était à l’origine de leur situation ». Christian TOPALOV, Naissance du chômeur. 1880-1910, Paris, Albin Michel, 1994, p. 24.
AML, 1122 WP 01, Lettre de la femme Cuisinier au secrétaire général pour la police, 13/01/1863.
AML, I1 250, Registre nominatif.
AML, I3 32, Petit parquet, Audience d’Antoine Gagneur, 02/1860.
ADR, 5 M 18, Lettre de l’inspecteur du service sanitaire au secrétaire général pour la police, 06/02/1878.
ADR, 4 M 189, Lettre du maire de Lyon au préfet du Rhône, 24/03/1828.
Il est à ce titre révélateur que le seul refuge accueillant des prostituées désireuses de changer de vie fût religieux et privé ; Notre Dame de Compassion, fondée en 1825, était ouverte aux filles publiques sortant de l’Antiquaille. Cf. Elisabeth VEBER, La misère à Lyon sous le Second Empire, DES d’histoire dirigé par M. Pierre Léon, Lyon, Université de Lyon, 1966, f° 146.
AML, I1 116, Correspondance du commissaire police du Palais des Arts, 14/10/1848.