Les marginaux et le peuple

Et le peuple, réagissait-il de la même manière ? La fragilité masculine touchait la plupart des hommes du peuple dans leur jeunesse : le profil social des « vagabonds » précédemment dégagé correspond, à quelques nuances près, à celui du petit peuple lyonnais 1408 . Il était alors hors de question qu’ils se considèrent comme des vagabonds. Issus des classes populaires, étaient-ils pour autant devenus des marginaux, c’est-à-dire s’étaient-ils éloignés du peuple ? Il semble que non, même s’ils partageaient parfois avec les escarpes, les « casquettes à trois ponts » et autres gourgandines insoumises, une vie nocturne ; même si, lorsqu’on perdait pied, le passage du côté de la délinquance était plus facile à franchir ; même si les ouvriers de métier et les moins qualifiés ‘«’ ‘ se côto[yaient] au travail, [et] ne se fréquent[aient] guère en dehors de lui’ 1409  ». S’il y avait marginalité, elle était d’abord le fait de la jeunesse et des migrants ; elle correspondait à cette période d’apprentissage des rythmes de la ville 1410 . Les jeunes et les nouveaux arrivants ne se mettaient pas en marge des normes populaires ; au contraire, leur période de délicate intégration à la société urbaine était vécue comme un passage obligé tout à fait normal – du moins pour ceux qui cherchaient vraiment à s’intégrer. Il pourrait s’agir d’accidents de parcours, mais d’accidents qui seraient en quelque sorte attendus, parce que ‘«’ ‘ […] le monde du travail urbain se définit d’abord comme celui du dénuement et de l’insécurité’ ‘ 1411 ’ ‘ ’». Les budgets ouvriers étaient calculés au plus juste pour les périodes ordinaires ; que la chôme se prolongeât, qu’une crise économique intervînt, que le prix du pain augmentât et la précarité s’installait. La fragilité ne menait pas uniquement à l’errance – et combien de profils et de parcours semblables à ceux de nos vagabonds avons-nous retrouvés dans les archives de police, masse immense de minuscules délinquants mettant un pied dans l’illégalité afin de survivre. Pour eux, il y avait ainsi, non pas marginalité, mais mise à l’écart momentanée des rythmes urbains et, partant, de la vie sociale, en fonction des niveaux de fragilité ; tout cela dépendant également des parcours et des choix de chacun face aux difficultés rencontrées.

Au-delà des manques économiques et matériels qu’induisait la fragilité populaire, peut-on retrouver des signes de la « désaffiliation », c’est-à-dire de cette « rupture du lien sociétal » mise en lumière par le sociologue Robert Castel 1412  ? Les rythmes urbains n’étaient pas seulement liés aux questions d’entrée en ville, d’emploi et de logement, mais également à celle de la sociabilité. Est-ce que l’éloignement des rythmes du travail se doublait d’un éloignement des sociabilités intégratives ? Autrement dit, les vagabonds étaient-ils obligatoirement des individus isolés ? A priori, ils ne se situaient plus dans la zone d’intégration signifiant ‘«’ ‘ […] que l’on dispos[ât] des garanties d’un travail permanent et que l’on [pût] mobiliser des supports relationnels solides […] » ’mais naviguaient entre ‘«’ ‘ […] ’ ‘la zone de vulnérabilité [’ ‘qui] annonce précarité du travail et fragilité relationnelle [et] ’ ‘la zone de désaffiliation ’ ‘[qui] conjugue absence de travail et isolement social’ ‘ 1413 ’ ‘ ’». Effectivement, peu de vagabonds pouvaient se prévaloir de relations familiales (20%) ou amicales et/ou professionnelles (11%) ; 18,5% ne connaissaient que des compagnons d’infortune. Seuls quatre sur dix avaient au moins un véritable contact ; par conséquent, 60% se retrouvaient coupés du monde faute de rapports à l’autre. Trop jeunes pour être mariés, ils ne pouvaient pas compter sur une épouse participant à l’économie domestique et palliant leur fragilité. Arrivés seuls à Lyon, ils devaient opérer seuls leur intégration à la ville. Est-ce à dire que tous étaient isolés et hors des sociabilités populaires ? Non, loin s’en faut. L’isolement était temporaire, comme était temporaire leur situation d’extrême fragilité sociale.

La prostituée ne bénéficiait pas, quant à elle, d’une telle compréhension puisqu’elle avait visiblement abandonné tout comportement habituel (sexualité débridée, travail malhonnête, etc.). L’homme arrêté pour vagabondage et l’errance au long cours étaient dissociés alors que prostituée et prostitution ne faisaient qu’un. La fille publique était comprise comme une marginale – peuple et pouvoir se retrouvant sur ce sujet. Ces comportements déviants s’inscrivaient à chaque fois dans des relations de voisinage ; ainsi que nous l’avons déjà expliqué dans la partie précédente, ce n’était pas la marginale en tant que telle qui gênait mais sa présence dans le quartier. Allant plus loin, il est possible de comprendre ce qui distinguait la prostituée du vagabond vis-à-vis des normes populaires. Elle ne suivait aucun comportement reconnu et ne répondait à aucun des critères précédemment mis en avant : pas de profession digne de ce nom, aucune moralité, et une trop grande mobilité géographique rendaient forcément toute intégration impossible, empêchaient de s’immerger dans les réseaux de sociabilité et donc de bénéficier d’une quelconque forme de solidarité. Comme pour le vagabond, son intégration à la ville conditionnait l’intégration à l’immeuble – et inversement. Plus une personne se pliait aisément à la ville et à ses rythmes, plus elle avait de chances d’être rapidement acceptée par son voisinage. Incontestablement, les Lyonnais étaient plus à même que d’autres de faire jouer un ou plusieurs réseaux de relations leur permettant de réussir leur intégration ; avoir ses parents en vie et habitant la ville signifiait pouvoir bénéficier d’un soutien appréciable. Mais les bénéficiaires d’un réseau local étaient minoritaires et, généralement, la position de la fille publique était pire que celle du « vagabond ». Ce dernier prenait place au sein du réseau de l’hospitalité en garni et arrivait ainsi à s’inscrire dans les manifestations de la solidarité populaire, dans l’économie du don/contre don. En revanche, le lieu de refuge de la fille soumise était souvent la maison de passe qui ne s’inscrivait pas dans ce vivre ensemble et était lui-même en marge. Les bordels, comme les garnis malhonnêtes, étaient mal acceptés par les habitants du quartier qui y voyaient un affront fait à la moralité : ‘«’ ‘ Quel est le père de famille qui peut habiter les Célestins dans l’état de corruption dans les mœurs qu’on y trouve’ ‘ 1414 ’ ‘ »’.

Le parcours d’une prostituée lambda était l’histoire d’une lente dérive de la normalité à la fragilité puis de la fragilité à la marginalité ; la plupart, devenues filles publiques trop jeunes, rejetées par leurs proches, n’eurent pas le temps d’apprendre un état et se retrouvèrent, par la suite, dans l’incapacité de s’inscrire dans le circuit de la normalité laborieuse. Alors que les hommes arrêtés pour vagabondage possédaient une profession que, momentanément, ils n’exerçaient plus, les prostituées ne pouvaient sortir de leur condition ; la différence se situait entre la fragilité temporaire des uns et celle, permanente, des autres. On comprend alors que la prostitution était, avant tout, affaire de solitude. Marie Puliat, née dans une honnête famille d’artisans lyonnais, fut séduite et mise enceinte par un domestique de la maison. Elle quitta alors le domicile familial pour s’occuper de son enfant qui mourut peu après sa naissance. Elle loua une chambre en ville, travailla à la couture grâce à son réseau de connaissances et connut quelques amants qui subvenaient à ses besoins. Entraînée par des femmes de mauvaise vie dont elle était devenue proche, elle cessa tout travail et se fit entretenir pas différents hommes. A la suite d’une querelle survenue avec une fille soumise de ses amies, elle fut dénoncée comme prostituée auprès de l’inspecteur des mœurs. Désormais encartée, son père la désavoua, ne voulut plus la voir et s’opposa à ce qu’elle fréquentât ses jeunes sœurs 1415 . La solitude freinait, voire empêchait, l’intégration dès lors qu’une femme était peu à peu gagnée par la marginalité.

Toutefois, les raisons du rejet n’étaient pas toujours suffisantes, et il arrivait que les filles publiques fussent acceptées. Une pétition en faveur d’une mère maquerelle recueillit dix signatures de voisins 1416 , ce qui pose la question des formes de prostitution considérées. La plupart du temps, une mécanique immuable était sans cesse réitérée à chaque affaire mettant en scène la prostitution : scandale et plaintes d’un voisinage. Les filles de joie n’avaient-elles aucun client ou ceux-ci n’étaient-ils que des repris de justice ? La marginalité décrétée par les classes populaires visait peut-être avant tout les filles soumises, c’est-à-dire celles qui avaient fait le choix de vivre de la prostitution. Les avis auraient été plus partagés envers les insoumises et les occasionnelles vendant leurs charmes pour lutter contre la misère et recevant dans les arrières salles des débits de boissons ou dans des bordels d’occasion. Elles étaient tolérées puisque permettant un défoulement sexuel masculin de proximité et étaient ainsi intégrées aux réseaux de sociabilité masculine de quartier – donc moins stigmatisées que les filles en maison. De plus, une certaine forme de compréhension accompagnait les prostituées d’occasion qu’on côtoyait au quotidien. ‘«’ ‘ Personne ne se plaint dans le voisinage du moindre accomodement […] elle n’a pas d’autres moyens d’existance [que la prostitution] […] quand elle trouve une passe sans trop se faire ficher elle ne la manque pas [sic]’ ‘ 1417 ’ ‘ ’». Il y aurait eu, en cas de misère extrême, une acceptation d’un détachement de la norme vers une prostitution occasionnelle – essentiellement lorsque la fille vivait seule. Etait-ce en contradiction avec l’idée répandue selon laquelle une grande pauvreté était gage d’honnêteté ? La forme empathique se retrouvait peut-être plus volontiers parmi les couches populaires de la société, alors que se persuader de la vertu d’une femme sous prétexte que ‘«’ ‘ […] quelque fois [elle] ne mangeait que du pain sec pour souper faute de moyens’ 1418  » était certainement une tournure d’esprit davantage propre aux élites.

En différenciant les types de prostitution, l’attitude populaire s’éloignait de la pensée du pouvoir qui « préférait » les soumises, alors même que, globalement, peuple et élites s’accordaient à faire de la prostituée une marginale. Elle s’éloignait également d’une autre attitude de rejet concernant les chefs d’atelier, les commerçants et autres fabricants qui semblaient davantage proches des élites que du monde des ouvriers et artisans. Finalement, le statut des prostituées n’était peut-être pas si ambigu que cela : entre solitude et intégration, rejet et acceptation, le peuple considérait la prostitution de manière statique, comme si la fille publique ne pouvait être que telle, sans possibilité d’échappatoire. Le peuple concevait qu’une femme pût tomber dans la prostitution mais pouvait-il imaginer qu’elle empruntât le chemin inverse ? Le parcours d’Anne Louise Juge pose avec acuité le problème de l’acceptation d’une possible reconversion. Native de Grenoble, cette jeune femme souhaita tourner le dos à son passé de fille publique et voulut s’installer dans sa ville natale. Il lui fut impossible de passer au-delà de sa propre réputation dont elle avait hérité de ses années de débauche. Elle dut venir alors se réfugier à Lyon afin de pouvoir réintégrer les normes sociales, ce qu’elle fit. Demeurant encartée, son ancienne vie ne cessa pas de la poursuivre ; un policier enquêteur écrivit qu’elle ‘«’ ‘ […] n’os[ait] pas sortir de chez elle de crainte d’être surprise par les agents des mœurs ».’ Ses voisins s’accordèrent pourtant à dire qu’elle menait désormais une vie régulière et témoignèrent en sa faveur. Selon eux, ‘«’ ‘ […] il serait à désirer que l’administration lui tendit une main secourable pour la faire sortir totalement du cadre de la prostitution, la relever aux yeux du monde et en faire une ouvrière digne de continuer à vivre de son travail et de faire oublier ce qu’elle a été’ ‘ 1419 ’ ‘ ’». Une femme au lourd passé pouvait, au prix d’un déracinement, s’intégrer à un voisinage qui n’avait pas directement connu son ancienne vie. Les réputations négatives collaient à la peau de celles qui les portaient car il était vraiment ardu de faire retourner l’opinion en sa faveur et, la plupart du temps, les situations ne se dénouaient pas aussi favorablement.

Le vagabond tel qu’il était vu par le pouvoir était un dangereux marginal. Cette construction ne correspondait pas à la réalité : le vagabondage, dans la plupart des cas, n’était pas un état mais une phase transitoire durant laquelle chacun tentait de garder n’était-ce qu’un seul contact avec les rythmes de la ville, le temps de s’intégrer et/ou de gagner l’âge adulte. On se débrouillait pour rester le plus possible dans la normalité sociale, pour soi – pour vivre – mais aussi pour les autres. Les hommes que le pouvoir taxait de vagabonds n’étaient que rarement déconsidérés aux yeux de la population qui savait leur état passager. L’incompréhension était plus grande au sujet des prostituées, notamment à cause de leur immoralité et de leurs rythmes de vie qui les expulsaient de toute appartenance possible. En définitive, si l’homme sans emploi et la fille perdue étaient tous deux rejetés en bloc par les autorités, seule la seconde pouvait l’être par les classes populaires – mais ce n’était pas une constante.

Notes
1408.

Pour une vue d’ensemble de la population lyonnaise, voir Yves LEQUIN, Les ouvriers…, op. cit., t. 1, chap. V : « La naissance et le métier ».

1409.

Yves LEQUIN, « Le monde des travailleurs manuels », in Maurice AGULHON [dir.], La ville…, op. cit., p. 540.

1410.

« L’entrée dans l’âge adulte est une période de célibat loin des siens, soumise à des multiples changements d’état, au logement précaire […] ». Dominique DESSERTINE, Olivier FAURE, Populations…, op. cit., pp. 68-69.

1411.

Yves LEQUIN, « Le monde… », op. cit., p. 526.

1412.

Robert CASTEL, « De l’indigence à l’exclusion, la désaffiliation. Précarité du travail et vulnérabilité », in Jacques DONZELOT [dir.], Face à l’exclusion. Le modèle français, Paris, Ed. Esprit, 1991, pp. 137-168.

1413.

Id., pp. 147-148.

1414.

ADR, 4 M 508, Lettre des propriétaires et locataires de la maison du Grand Balcon au maire de Lyon, sd [03/1816 ?].

1415.

AML, 1122 WP 01, Enquête Marie Puliat, 10/08/1869.

1416.

ADR, 4 M 508, Pétition adressée au préfet du Rhône, 14/06/1810.

1417.

AML, 1122 WP 01, Enquête Alexandrine Godot n° 1, 02/01/1867.

1418.

Id., Enquête Marie Picotet, 16/03/1869.

1419.

Id., Enquête Anne Louise Juge, 6 novembre 1868.