2 - Deux systèmes normatifs

Leur décalage

La marginalité entendue par le pouvoir n’était donc pas la fragilité populaire, même si elle lui était assimilée par la répression. L’état temporaire du vagabond était toléré par les normes populaires et rejeté par les autorités. Et pourtant, peuple comme élites fonctionnaient à partir de valeurs identiques et leur système de contrôle social suivait le même schéma. Mais un décalage les empêchait de se confondre parfaitement : les normes ne se situant pas toujours au même endroit, des divergences de gestion du social étaient inévitables. Ce décalage expliquait les peurs des élites, leur projet de quadrillage et la possibilité d’une autorégulation populaire. Le schéma suivant résume le fonctionnement des deux systèmes normatifs 1420  :

La gestion du social : le système populaire et le système du pouvoir
La gestion du social : le système populaire et le système du pouvoir

Les deux systèmes étaient identiques puisqu’ils reposaient sur des normes et qu’ils étaient tous deux nécessairement contraignants – car ‘«’ ‘ les contraintes sont surtout dictées par les propriétés intrinsèques des relations sociales : elles se situent dans le réseau d’obligations, d’attentes, de réciprocité qui caractérisent la vie sociale […]’ ‘ 1421 ’ ‘ ’». Sur le schéma précédent, nous avons symbolisé par deux axes verticaux les normes du pouvoir et celles du peuple (le système du pouvoir est représenté dans la partie supérieure du schéma, celui du peuple dans sa partie inférieure). Ces normes délimitaient le légal – ce qui était autorisé – de l’illégal – ce qui était prohibé et nécessitait une réaction. En abscisse, plus on s’éloigne de la légalité, plus on avance vers la marginalité ; inversement, de l’autre côté de l’axe, on progresse vers l’intériorisation des normes. Sur cette partie, des valeurs se retrouvent communes aux deux systèmes. Pour l’un comme pour l’autre, le travail, la moralité et la sociabilité représentaient les piliers de la normalité sociale à l’aune desquels les individus étaient jugés. Pour s’en persuader, il suffit de mettre en parallèle leurs critères permettant de définir le fou : le pouvoir et le peuple considéraient tous deux qu’était atteint de folie celui ou celle qui se trouvait incapable de travailler, comme de participer aux relations sociales quotidiennes, et qui se conduisait de façon malhonnête. Le critère du travail restait le principal 1422 , dans le cas du fou comme dans d’autres, parce qu’il représentait la base du fonctionnalisme mis en place par le pouvoir et parce qu’il se positionnait au cœur de la survie populaire – on ne se formalisait pas trop d’un comportement étrange tant qu’un apport à l’économie domestique était assuré. En résumé, ‘«’ ‘ […] l’inactivité pouss[ait] l’individu du côté de l’anormalité, donc de l’hostilité sociale’ ‘ 1423 ’ ‘ ».’ La notion d’ordre réunissait ces valeurs communes ; le travail, la moralité et la sociabilité positive étaient les garants d’un ordre social préservé. L’ordre, dans sa perspective juridique, relevait du bon comportement, de la moralité et de la sobriété 1424 . Cette notion n’était pas la seule propriété du pouvoir – et on sait à présent que le peuple possédait des valeurs partagées et suivait des comportements normés. Autorités et classes populaires, face à la folie ou à n’importe quelle autre déviance, ne faisaient rien d’autre qu’évaluer des niveaux de désordre.

Une lecture rigide du schéma serait incomplète, car elle ne comprendrait pas un aspect essentiel : les zones de tolérance délimitées par des seuils de tolérance. Sur la route menant à la marginalité, prenaient place différents niveaux de fragilité : au plus près de l’axe représentant la norme, les comportements n’étaient pas réprimés ; les réactions et les répressions ne se faisaient pressantes qu’en avançant du côté de la marginalité. Le système du pouvoir ne fut pas « conçu » pour contenir des zones de tolérance – mais des aménagements étaient possibles (nous en avons vu quelques-uns et nous en verrons d’autres). Le système populaire était en revanche plus souple et intégrait divers seuils de tolérance – ainsi qu’il l’a été montré dans le cas des modes de règlement d’un conflit. Ces seuils variaient en fonction de la norme transgressée : par exemple, ils étaient plus élevés en cas de violence masculine qu’en cas d’immoralité féminine. Le schéma rend malheureusement statique ce qui par nature était dynamique. Globalement, le système qu’il représente était une base opérationnelle dans tous les rapports sociaux ; dans le détail, il s’ajustait en fonction de très nombreux paramètres (type de comportement jugé, profil de celui/celle qui agit, contexte socioéconomique, histoires personnelles…). Mais de cela, nous avons déjà parlé. On se bornera à souligner qu’en matière de justice, par exemple, le pouvoir appliquait à tous une même échelle de sanctions et de peines en évacuant toute dimension individuelle – hormis les circonstances atténuantes, matérialisation de la zone de tolérance. L’autorégulation populaire fonctionnait sur la base de règles générales et partagées mais était tout entière traversée par des histoires personnelles ; l’individu était jugé sur ses actes comme sur son rôle social, ainsi l’arrangement était, en quelque sorte, à chaque fois unique 1425 . D’un côté tout semblait codifié, de l’autre tout paraissait sans cesse à reconstruire.

Evidemment, le plus intéressant dans ce schéma vient de ce que les deux systèmes n’étaient pas des calques exacts mais qu’ils se trouvaient en décalage l’un par rapport à l’autre. Les normes du pouvoir étaient plus « dures » que celles des classes populaires et donc le seuil de tolérance était plus bas. S’étendait ainsi une zone d’indétermination au sein de laquelle ce qui était légal pour le peuple était illégal pour le pouvoir. Pour nous faire comprendre, nous avons placé la prostitution et le vagabondage sur le schéma. Il apparaît clairement que, pour le pouvoir, ces deux états étaient considérés comme appartenant à l’illégalité – seuls les vagabonds étant en partie intégrés à la zone de tolérance. Pour le peuple, en revanche, ceux qui connaissaient cette période de fragilité n’étaient pas compris comme des marginaux – bien que le comportement de certains eût fait l’objet d’attentives observations (certains n’auraient-ils pas été tentés de passer de la fragilité involontaire à un refus volontaire des normes ?). La prostituée suivait clairement une vie en dehors de toute normalité – même si nous avons remarqué que certaines pouvaient se retrouver dans le purgatoire de la zone de tolérance. Hors de ces cas extrêmes, la vie populaire s’étendait, au moins jusqu’en 1880, de part et d’autre de la norme du pouvoir ; de la même manière que l’ouvrier pouvait devenir artisan puis ouvrier à nouveau, etc., il pouvait se placer d’un côté comme de l’autre de la norme puisqu’il se positionnait avant tout en fonction de la norme populaire. L’incompréhension, les représentations parfois désastreuses de l’autre, les pratiques divergentes trouvaient leurs sources dans l’existence de cette zone d’indétermination.

Notes
1420.

Il va de soi que le schéma fige une réalité par essence dynamique. Nous avons cependant estimé que sa reproduction aidait à la compréhension générale.

1421.

Simona CERUTTI, « Normes et pratiques ou de la légitimité de leur opposition », in Bernard LEPETIT, Les formes…, op. cit., pp. 133-134.

1422.

Se retrouvent ici les critères définissant le bon peuple et le bon voisin précédemment mis en lumière.

1423.

Alexandre NUGUES-BOURCHAT, Jean-Christophe VINCENT, Hospitalité…, op. cit., p. 8.

1424.

Clive EMSLEY, Policing…, op. cit., p. 132.

1425.

Sur ce point, voir, pour le monde rural, François PLOUX, Guerres…, op. cit., p. 276.