Tromper les normes

Avant de travailler sur ce décalage entre le peuple et le pouvoir, voyons comment il se traduisait dans la seule vie des « marginaux ». Le décalage de deux systèmes, fonctionnant par ailleurs de la même manière, signifiait pour les populations un double contrôle – car ils devaient se positionner par rapport à deux normes ne délimitant pas de la même manière les zones de la légalité et de l’illégalité. Vagabonds et prostituées voulaient cacher leur état de misère sociale afin de ne pas être décrochés des rythmes de la normalité. Quand on connaît la sévérité policière, quand on connaît le jugement sans concession du voisinage, on comprend combien les « vies fragiles » devaient se justifier en permanence de leurs connaissances, travail et logement. Cette justification, chacun la voulait la meilleure possible, quitte à travestir ses propres rythmes. La fragilité et l’isolement amenaient tous ces individus à se défendre, à avancer masqués, que ce fût avec un voisin, un logeur, un agent ou le substitut du procureur.

Beaucoup livraient spontanément leur parcours à la justice, disant la vérité sans comprendre toujours ce qu’elle recouvrait de préjudiciable pour eux. Ils insistaient alors sur une vie certes nomade mais laborieuse – ou qui aurait aimé l’être. Ils étaient également nombreux à avoir tout à fait conscience de leur faiblesse vis-à-vis du pouvoir et à se rendre compte que leurs actuels rythmes de vie pouvaient leur causer un tort considérable. Loin d’être dupe, Claude Brosse, ajusteur lyonnais de vingt ans, lança aux sergents de ville ‘»’ ‘ qu’ils ne l’auraient point arrêté s’il avait eu du travail’ 1426  ». Visibles du fait de leurs rythmes décalés, tous les « vagabonds » cherchaient à passer inaperçus ; à une ou deux exceptions près, aucun ne fut arrêté pour vagabondage et voies de fait. Cela est très révélateur quand on connaît les façons de faire populaires volontiers tournées vers l’affrontement direct – par la parole et le geste – contre les agents 1427 . Ce comportement belliqueux, les hommes en état de fragilité rechignaient à l’adopter – signe qu’ils ne souhaitaient pas aggraver leur situation vis-à-vis des autorités, signe aussi qu’ils n’étaient pas certains de s’attirer le soutien populaire. Les défenses adoptées étaient un compromis entre celles partagées par l’ensemble des classes populaires et celles dictées par une situation d’extrême fragilité. Une première tactique consistait à se taire, à ne pas dire ni où ni comment on avait vécu, mangé et couché. Les « vagabonds » évitaient de dire qu’ils avaient quitté volontairement leur travail. Le fait que Simplet eût abandonné son emploi alors qu’il y avait encore de l’ouvrage pour lui et qu’il touchait 1,75 francs par jour était une preuve à charge contre lui 1428 . Ceux qui ne se taisaient pas restaient dans le vague, entretenaient le flou autour de leur profession, de leur logement et de leurs rythmes – ce que l’expression évasive « tantôt d’un côté tantôt d’un autre » servait à résumer. Certains développaient une tactique défensive plus ou moins élaborée selon les cas, afin de prouver aux policiers, à la Justice et au voisinage qu’ils menaient une vie acceptable et qu’ils n’étaient pas déviants. Enfin, ultime défense : le mensonge. Nombre de déclarations controuvées étaient prononcées au moment de l’arrestation, ou au commissariat, car tous espéraient être aussitôt libérés sur parole. Nous disposons de 65 cas qui rendent compte des faux rythmes que se donnaient les vagabonds. La plupart mentaient d’abord par rapport aux rythmes du travail (27 cas) et du logement (21), plus rarement par rapport aux deux à la fois (7). Pour le reste, et quelquefois simultanément, ils livraient de fausses informations relativement à l’argent qu’ils feignaient de posséder, aux aliments dont ils juraient ne pas manquer, aux papiers qu’ils n’avaient pas, au casier judiciaire qu’ils traînaient derrière eux.

Ils mentaient pour pouvoir rester dans les rythmes urbains. Dumas ne dit pas la vérité au sujet de ses rythmes du travail, pensant que c’était là sa meilleure chance de conserver son logement. Il avait raison : son « logeur a dit qu’il ne l’aurait point gardé s’il avait su qu’il ne travaillait pas 1429  ». Des « vagabonds » en arrivaient parfois à travestir leurs rythmes non seulement par la parole mais aussi dans leur comportement, c’est-à-dire qu’ils adoptaient les faux rythmes qu’ils s’étaient attribués. Pour avoir un logement, il fallait se dire salarié et, pour être cru, il fallait suivre les rythmes des travailleurs, à savoir partir tôt le matin et ne revenir que tard le soir. François Fratot fut arrêté dès la première nuit qu’il passa au dehors après avoir été mis à la porte de son garni sous le prétexte… qu’il ne travaillait pas 1430 . Mentir, ce n’était pas forcément fabuler, mais simplement déformer la réalité, atténuer des rythmes par trop boiteux. Blaise Granier avoua dormir dans tel appartement alors qu’il couchait en réalité sur des copeaux de bois dans un corridor 1431  ; François Girard assura vivre chez Laborde logeur à La Guillotière – alors qu’il n’y avait été que trois nuits –, et travailler chez un cartonnier lyonnais – ce qui était faux, ce dernier le connaissant pour un voleur 1432 . Giraud Pigère, 34 ans, colporteur de parapluies venant du Cantal, à Lyon depuis onze mois, se disait employé depuis ce temps chez Morel, fondeur de cloches, et ajoutait avoir quitté son emploi pour rendre visite à sa femme à Villefranche ; mais il n’avait été occupé que trois semaines chez Morel et était brouillé avec sa femme 1433

Les filles publiques tentaient elles aussi de faire accroire qu’en toutes choses elles respectaient la norme et suivaient des comportements réguliers. « Ni les parents, ni les employeurs ne se sont rendus compte de rien » apprend-on au sujet de trois sœurs dévoyées 1434 . Comment bénéficier d’une parfaite discrétion ? Déclarer une profession aussi ordinaire que convenable, par exemple, permettait à une femme (davantage qu’à un homme) de se positionner dans le champ couvert par la norme sociale – celle du pouvoir, certes, mais aussi et surtout celle de son entourage. Joséphine Martel, qui ne travaillait pas, s’annonça comme faiseuse de crépine ou plus simplement comme couturière 1435 . Faire semblant de travailler en suivant les rythmes partagés par tous procédait d’une logique semblable. Et si la fille n’avait pas d’occupation, le mensonge le plus courant consistait à se dire rentière. Certaines controuvaient leurs adresses et les policiers ne les retrouvaient pas toujours dans les registres des garnis qu’elles prétendaient avoir fréquentés 1436 . Il fallait maîtriser l’art difficile de l’extrême discrétion et de la dissimulation de soi, devenir invisible en se fondant dans la masse ; « c’est une personne qui sait ce [sic] contrefaire, [qui] n’a pas du tout les manières d’une fille de mauvaise vie » déclara-t-on à propos d’une fille qui se faisait passer pour bigote 1437 . Toutes les ruses n’avaient pas le même impact et certaines, facilement éventées, trahissaient plus une excuse désespérée qu’une naïveté. Ce fut le cas de Julie Javelle qui, pour répondre à sa propriétaire qui la sommait de s’expliquer au sujet de multiples visites masculines, répondit que ces hommes étaient des parents à elle lui rendant visite 1438 . Les filles publiques, en plus de jongler avec la surveillance de leurs voisins, essayaient de tromper les normes du pouvoir. Elles arrivaient plus souvent qu’on ne le pense à profiter des failles du système. Par exemple, nous avons déjà vu que, dans la première moitié du siècle, beaucoup travaillaient à Lyon et habitaient dans les faubourgs pour mieux se soustraire à la visite sanitaire.

Pour se présenter, vagabonds et prostituées ne parlaient quasiment que sous la forme de rythmes, et c’étaient ces mêmes rythmes qui intéressaient les autorités comme le voisinage. En mentant, chacun souhaitait cacher ses fragilités, ses fractures, son parcours chaotique aux rythmes saccadés, sous l'assurance d'une fausse normalité. Mais il n’était pas sans danger de travestir la réalité puisque le ministère public ordonnait parfois une enquête quand il le jugeait nécessaire ; ‘«’ ‘ cet individu a été très malhonnête lorsqu’il a été arrêté par les sergents de ville’ 1439  » était-il noté en marge d’un registre. Les logeurs étaient également méfiants et on a pu rencontrer le cas d’un hôte filant un de ses clients pour s’assurer de la véracité de ses rythmes 1440 . Et on se souvient avoir souligné la soigneuse surveillance exercée par les habitants sur leurs gourgandines de voisines.

Notes
1426.

AML, I3 32, Petit parquet, Audience de Claude Brosse, 10/10/1859.

1427.

Cf. chapitre suivant.

1428.

AML, I3 32, Petit parquet, Audience de Louis Joseph Constant Simplet, 10/11/1859.

1429.

Id., Audience de Eugène Dumas, 16/11/1859.

1430.

Id., Audience de François Fratot, 23/04/1860.

1431.

Id., Audience de Blaise Granier, 14/02/1859.

1432.

Id., Audience de François Girard, 11/1860.

1433.

Id., Audience de Giraud Pigère, 03/11/1859.

1434.

AML, 1122 WP 01, Enquête Sabine, Louise et Aimée Touras, 20/03/1867.

1435.

Id., Enquête Joséphine Rosalie Martel, 05/02/1869.

1436.

Une femme et son amant déclarèrent vivre dans la maison du 22 rue Tramassac… qui s’avéra être un couvent de religieuses ! Id., Enquête Rosalie Magand, 02/01/1867.

1437.

Id., Enquête Marie Claudine Delorme, 07/11/1868.

1438.

Id., Enquête Julie Javelle, 14/07/1869.

1439.

AML, I3 32, Petit parquet, Audience de Louis Massicard, 15/01/1859.

1440.

Id., Audience de Joseph Bon, 10/1859.