3 - Différentes utilisations des normes

Nous ne saurions expliquer pourquoi, mais les tentatives des uns et des autres pour rester à flot nous font penser à ces petits films muets du burlesque américain dans lesquels des individus passaient leur temps à tomber et à courir après un trolleybus ou un train… La métaphore du train comme symbole des rythmes urbains qui permettent de rester sur les rails de la normalité sociale nous paraît intéressante. Imaginons qu’au départ vous vous trouviez dans le wagon des premières classes, suivant donc les valeurs communes prépondérantes. Arrivent deux contrôleurs venant vérifier votre billet (l’un symbolise le peuple, l’autre le pouvoir). S’il est en ordre, vous resterez à votre place ; si vous n’en avez pas, les deux s’entendront certainement pour vous expulser du train ; il se peut encore qu’il y ait litige entre les contrôleurs au sujet de votre billet. Dans ce dernier cas de figure, il y a de fortes chances pour que vous soyez relégué dans le soufflet reliant le wagon des premières à celui des secondes classes. Si vous finissez par vous retrouver en seconde (classe uniquement reconnue légale par un seul des deux contrôleurs), vous voyagerez avec des « vies fragiles » qui, comme vous, vivent un pied dans la légalité, un autre dans l’illégalité, au gré de leurs besoins. Votre état de fragilité durera un temps, vous chercherez à réintégrer la première classe – quitte à vous munir d’un faux billet ou à vous cacher des contrôleurs – sous peine d’être expulsé du train. Hors du train, vous courrez derrière le dernier wagon et arriverez en retard à chaque gare. Il vous sera toujours possible de remonter en marche, comme vous serez peut-être tenté d’attraper un train roulant en sens inverse en direction de la marginalité. Bien entendu, les normes en vigueur peuvent vous mettre hors jeu mais il y a tous ces moments passés à reprendre le train et à rester dans le bon wagon. Il n’est pas question de toujours subir la norme quelle qu’elle soit. La zone d’indétermination laisse de l’espace pour « jouer » avec elle – l’étude précédente des vagabonds et des prostituées l’a montré. Il est possible de tromper les surveillances de la même manière que les surveillants peuvent lâcher du lest autour de la zone de tolérance 1441 .

Les jeux de dupes qu’on distingue s’opéraient essentiellement à partir des normes du pouvoir. Il est vrai que, les archives émanant de ce même pouvoir, il était naturel qu’elles mentionnent les entorses concernant ces normes venues d’en haut. Il était également une raison suffisante à cet unilatéralisme : les élites cherchaient à imposer leurs normes au plus grand nombre (alors que le peuple n’essayait pas d’imposer son système d’autorégulation sociale) ; elles étaient alors gênées par un système de régulation sociale moins différent qu’autonome. Ainsi, le plus fréquent, et le plus facilement identifiable pour le chercheur, concerne tout ce qui était toléré par le peuple et était de l’ordre de l’illégalité pour le pouvoir. L’incompréhension, davantage que l’affrontement conscient, était à l’origine de telles divergences d’appréciation. De plus, le pouvoir pouvait-il croire que ses directives avaient une chance d’être appliquées quand elles variaient sans cesse ? Les ordonnances étaient, en effet, sans cesse modifiées. Dans le cas des trajets obligatoires pour mener les bêtes à travers la ville, on note quatre changements en dix ans (de 1858 à 1868). Pour les toucheurs et les marchands, pourquoi se plier à ces itinéraires parfois fantaisistes quand d’autres étaient plus courts ? Les arguments des autorités étaient : propreté et morale publique. Autant de raisons qui n’avaient aucune prise sur le peuple qui ne se sentait ni sale ni amoral en rejetant une norme qu’il jugeait inappropriée. Le cri séditieux, que le pouvoir traquait sans relâche, participait également d’une certaine incompréhension. D’après les affaires retrouvées dans divers cartons d’archives, on ne peut conclure, comme les élites d’alors, que le cri séditieux fût le révélateur d’une prise de conscience politique et le refus du régime en place – à la différence de l’écrit séditieux, né d’une réflexion intellectuelle. Fanfaronnade d’ouvriers éméchés, plaisanterie populaire, le cri ou le chant séditieux était aussi vite prononcé qu’oublié. Il se rattache, selon nous, à l’opposition du peuple et de la police, le cri séditieux étant alors adressé aux forces de l’ordre et non au gouvernement – nous y reviendrons.

Il n’y avait donc pas toujours des jeux conscients autour des normes et la faillite du tout normé provenait aussi de la méconnaissance des classes populaires vis-à-vis de celles imposées par le pouvoir (et inversement). Par exemple, il était difficile de connaître ses droits, d’apprivoiser une administration de plus en plus absconse et basée sur le primat de l’écrit. Les individus n’étaient pas habitués à se faire identifier par des papiers ; souvent ils ignoraient lesquels leur étaient nécessaires. Ceux qui voulaient entrer à l’hôpital ou dans un quelconque établissement charitable devaient franchir l’obstacle des normes bureaucratiques, adresser une demande, réunir un acte civil, un certificat d’indigence, un certificat de bonne conduite, etc. 1442 Les papiers d’identité – passeport et livret ouvrier – étaient pourtant obligatoires, notamment pour qui souhaitait se déplacer sur le territoire français ; mais peu d’ouvriers avaient pris l’habitude de toujours les avoir sur eux. D’après le corpus des individus arrêtés pour vagabondage, seuls 18% possédaient au moins un de ces deux documents, 63,5% n’avaient sur eux aucun papier et 18,5% transportaient leur livret dans leur poche. Ce dernier document, à l’image des passeports la plupart du temps périmés, n’était jamais totalement rempli, même lorsque l’ouvrier avait travaillé, et servait généralement de gage chez le logeur. Ne pas avoir de papiers était une habitude fort répandue au sein des classes populaires, habitude qui ne paraissait pas handicapante vis-à-vis des rythmes du travail puisque les patrons n’y prêtaient que peu d’attention 1443 . En revanche, pour le pouvoir, l’ouvrier sans livret était forcément un oisif, donc un individu dangereux. Le fossé des malentendus était, sur ce point, difficile à combler.

Notes
1441.

« Si le pouvoir n’était jamais que répressif, s’il ne faisait jamais rien d’autre que de dire non, est-ce que vous croyez vraiment qu’on arriverait à lui obéir ? » (Michel Foucault). A. FONTANA et P. PASQUINO, « Intervista a Michel Foucault », in Microfisica del potere : interventi politici, Turin, Einaudi, 1977, pp. 3-28. Texte traduit dans Michel FOUCAULT, Dits et écrits, t. III : 1976-1979, Paris, Gallimard, 2000 (première édition 1994), pp. 148-149.

1442.

Alexandre NUGUES-BOURCHAT, La problématique «  Ville et Hospitalité » dans les travaux du fonds documentaire du Centre Pierre Léon, L’hospitalité hospitalière, Rapport final du Plan Ville et Hospitalité, janvier 2000, Chapitre II.

1443.

Georges DUVEAU, La vie ouvrière en France sous le Second Empire, Paris, Gallimard, 1946, p. 234.