Le zèle dont faisaient preuve les agents était insupportable au peuple ; il estimait que les forces de l’ordre se trompaient de cible en passant leur temps à lui dresser contraventions sur contraventions. Il faut dire que la population pouvait susciter ce zèle par ses demandes pressantes et en faire subir les conséquences à d’autres. Un homme voulait que la police ordonnât une perquisition chez des voisins vivant en concubinage, sous le prétexte qu’ils auraient pu lui dérober des affaires. Le commissaire de police requis refusa avec raison, il n’y avait pas de délit commis. Sortant du commissariat, le plaignant croisa des sergents de ville qui acceptèrent de répondre à ses sollicitations. Les voisins ayant dû subir la perquisition portèrent évidemment plainte pour atteinte au domicile privé 1466 . Le zèle des hommes de terrain venait donc de leur mauvaise connaissance des règlements associée à une croyance forte en leur impunité. Il s’expliquait aussi en grande partie par leur dévouement : ils étaient dans les rues pour faire appliquer des normes et avaient pleinement assimilé l’aspect répressif de leur travail. Dans sa lutte contre les marchands ambulants, un commissaire notait que la fermeté ne lui attirait pas que ‘«’ ‘ […] des compliments de la part de ces gens là’ ‘ 1467 ’ ‘ ’». Mais que pouvait-il faire d’autre, si ce n’était agir et constater une détérioration des relations peuple/police ? Rappelons par ailleurs les fortes pressions que subissaient les hommes de terrain : ils étaient obligés d’avoir un rendement élevé, donc de durcir leurs relations avec la population pour obtenir un nombre de contraventions et d’arrestations suffisant. Les agents étaient parfois tentés d’abuser de leurs prérogatives afin de pouvoir réaliser un grand nombre d’arrestations et répondre ainsi aux exigences de leurs supérieurs. Il existait par exemple un stratagème suivant lequel un agent accostait une femme dans la rue et lui demandait de le suivre chez elle ; si elle acceptait, survenaient deux autres agents venant constater le flagrant délit de prostitution 1468 … Parmi celles qui vivaient une existence paisible et régulière, certaines furent « victimes » des façons de faire policières.
Sur un autre plan, nous avons déjà pu noter que les agents arrêtaient pour vagabondage des individus qui étaient par la suite relâchés par la justice. Leur appréciation du vagabondage était très large ; en exagérant, on pourrait presque avancer qu’ils étaient capables de trouver des motifs d’arrestation pour chaque personne croisée dans la rue… Alors que la loi définissait le vagabond comme un individu n’ayant ni domicile, ni profession, ni moyens d’existence, les agents se contentaient le plus souvent de s’assurer d’une seule de ces conditions 1469 . L’arrestation était pour eux d’autant plus naturelle que l’interpellé possédait quelque objet de valeur : ne les auraient-ils pas volés ? Un homme fut libéré au petit parquet pour avoir exhibé à l’audience des certificats d’honorabilité ; personne ne put prouver que les montres qu’il avait sur lui ne lui appartenaient pas – alors qu’il avait été arrêté pour ne pas avoir su prouver qu’il les avait légalement acquises 1470 . Certaines arrestations confinaient à l’absurde – et étaient ressenties comme telles – à l’image de ce Savoyard venu au bureau de police faire renouveler son livret et finalement arrêté pour défaut de papiers 1471 . Quant aux femmes seules, elles étaient forcément des prostituées : trois jeunes filles furent arrêtées à trois heures du matin car les surveillants de nuit crurent ‘«’ ‘ […] les reconnaître pour les voir souvent se promener le soir dans l’allée de l’Argue’ ‘ 1472 ’ ‘ ’». Trop de zèle empêchait les filles publiques de sortir de leur condition ; à force de vouloir faire passer la visite sanitaire à une ancienne prostituée, un agent des mœurs finit par lui rendre la vie difficile : ‘«’ ‘ […] malgré mes protestations il m’a emmenée, sachant bien que par ce scandale il me faisait le plus grand tort dans le quartier que j’habitais et qu’il me faisait perdre toute confiance auprès des personnes qui me donnaient de l’ouvrage’ ‘ 1473 ’ ‘ ’». La police arrêtait des suspects, davantage que des délinquants et des criminels ; on comprend alors que de nombreux Lyonnais eurent à passer « par erreur » quelques jours en prison. Le divorce était consommé de ce fait entre la population et la police qui lui faisait perdre plus que du temps. La réputation de celui arrêté puis relâché – et rappelons qu’ils étaient nombreux dans ce cas – pouvait être sérieusement ternie, il pouvait perdre son travail et/ou son logement et connaître ainsi une période de fragilité. Vue la fréquence des arrestations, il y aurait fort à parier qu’une grande majorité de Lyonnais connurent directement, ou par l’intermédiaire d’un proche, non seulement cette situation mais également un sentiment de rejet vis-à-vis de la police.
Ce sentiment de rejet s’expliquait par une méconnaissance populaire du travail de la police. Dans ses démêlés avec un représentant de l’ordre, le peuple comprenait son rapport à la police comme une relation d’ennemi à ennemi, intégrant pleinement une dimension d’animosité personnelle. N’était-ce pas les agents qui autorisaient ‘«’ ‘ la brusquerie, la soudaineté et l’autorité de l’ordonnance de police »’ par le simple fait que leur travail rendait réel ce qui n’était qu’un bout de papier affiché sur les murs de la ville ? Et n’était-ce pas le peuple qui se voyait priver de ses repères, devant composer avec de nouvelles règles et devenu ‘«’ ‘ autre [puisque] nommé autrement »’ 1474 ? Il est vrai également que tout, dans les façons de faire des agents, alimentait l’idée d’une confrontation frontale. On a pu constater que, dans de nombreuses enquêtes, les agents investissaient – inconsciemment – leur travail de leurs a priori. Venant enquêter au sujet d’une femme soupçonnée de se livrer à la prostitution, un policier interrogea une concierge qui lui répondit que sa voisine était blanchisseuse ; ce à quoi il rétorqua lourdement : ‘«’ ‘ oui, blanchisseuse de tuyaux de pipes’ 1475 ». La personne qu’il questionna ensuite lui dit ce qu’il voulait entendre et il en resta là, se contentant d’un témoignage qui, par la suite, se révéla tendancieux et obligea le voisinage à établir un certificat le démentant. Nous relevons une semblable attitude chez les agents ayant enquêté sur des femmes aux mœurs dissolus à la fin du Second Empire. De toute évidence, les policiers se lancèrent dans leurs enquêtes avec l’idée préconçue qu’ils travaillaient sur des prostituées, comme le prouvent certains en-têtes de leurs notes estampillés « prostitution » 1476 .
Mais il faut comprendre également ce qu’était le métier d’agent. En effet, les policiers étaient sans cesse au contact des populations. C’étaient eux, davantage que les commissaires de police, qui passaient leurs journées sur le terrain à traquer les délits, à surveiller les faits et gestes des citadins, à les interroger, à leur demander des comptes. Et souvent, ils n’avaient aucune compétence alors qu’ils en faisaient plus qu’il leur était autorisé, tant les commissaires se déchargeaient sur eux d’une part de leurs responsabilités. Sans compétences, sans formations dignes de ce nom, ne possédant pas l’éducation requise 1477 , chaque agent était en quelque sorte livré à lui-même et devait improviser son propre savoir. Il ne faudrait pas non plus oublier trop rapidement que les agents avaient pour beaucoup un passé de militaires et qu’il n’est pas exclu que cela put modeler leurs comportements. L’indiscipline, l’alcool, se croire maître de la ville, une certaine brutalité dans les rapports interpersonnels étaient autant de comportements qui s’apprenaient à la caserne.
ADR, 4 M 454, Rapport de la police de sûreté au préfet du Rhône, 01-02/10/1852 et lettre du commissaire du 3ème arrondissement de police au préfet du Rhône, 09/10/1852.
AML, I1 116, Correspondance du commissaire de police du Palais des Arts, 26/05/1848.
AML, 1122 WP 1, Enquête Marie Girardin n° 1, 14/03/1867.
« Les agents […] arrêtent trop souvent des individus qui ont un domicile fixe et un travail habituel sous le prétexte de mendicité et de vagabondage ». ADR, 4 M 157, Lettre du lieutenant de police au commissaire Delacroix, 21/09/1819. Ce commentaire des premières années de la Restauration confirme totalement nos analyses tirées des registres du petit parquet de 1859-1863.
ADR, 4 M 186, Lettre du commissaire de police du Jardin des Plantes au procureur du roi, 16/07/1825 et lettre du procureur du roi au préfet du Rhône, 27/07/1825.
AML, I3 33, Petit parquet, Audience de Pierre Pichoud, 24/02/1863.
AML, I1 142, Rapport de la surveillance de nuit, 18-19/01/1838.
AML, 1122 WP 1, Lettre de la femme Cuisinier au secrétaire général pour la police, 13/01/1863. Au sujet de l’arbitraire policier vis-à-vis des filles publiques, cf. Jean-Marc BERLIERE « Policiers et prostituées à la Belle Epoque », L’Histoire, n° 138, novembre 1990, pp. 56-63 ; La police…, op. cit.
Arlette FARGE, « L’espace… », art. cit., p. 120.
AML, 1122 WP 1, Lettre de la femme Cuisinier au secrétaire général pour la police, 16/02/1863.
AML, 1122 WP 1 & 985 WP 19.
D’après l’enquête de 1818, il apparaît que les agents venaient des couches sociales les plus humbles et que leur vie civile était émaillée d’incidents (banqueroute par exemple). ADR, 4 M 27, Agents de police, Notices individuelles, sa, 20/03/1818.