Des comportements déplacés

Incapacité, zèle, violence, arrestation arbitraire : le portrait est chargé mais encore incomplet. Les plaintes ciblaient encore nombre de comportements jugés déviants par une population qui en faisait les frais.

Nous avons précédemment mentionné le terme d’impunité ; il résume parfaitement l’état d’esprit de certains policiers qui se sentaient protégés par leur uniforme. Les affaires mettant en scène des agents détroussant les citoyens au nom de la loi se ressemblaient toutes ; les victimes en étaient les faibles, ceux qui avaient le plus de mal à se défendre – principalement les étrangers et les nouveaux arrivants et, dans une moindre mesure, les femmes. Deux gendarmes arrêtèrent un homme arrivé la veille à Lyon et qui déclara occuper un garni. L’ayant raccompagné dans son logement, ils exigèrent de la patronne qu’elle inscrivît le nom de son nouveau locataire sur son registre. Le registre était fermé dans une armoire dont seul son mari possédait la clef ; malheureusement, il était absent. On lui proposa un arrangement qu’elle refusa ; sur ce, un des gendarmes se fit passer pour un maréchal des logis et fit mine de dresser procès-verbal contre la logeuse. Prise de cours, celle-ci consentit à donner trois francs aux gredins 1486 . Le chantage prenait place naturellement dans le travail quotidien des policiers qui cherchaient à intimider leurs interlocuteurs en s’aidant faussement de la loi. Tous les représentants de l’ordre n’étaient pas des corrompus – loin s’en faut certainement – mais l’existence avérée de pratiques illégales suffisait à entretenir le désamour des Lyonnais envers leur police.

La police, à en croire les plaintes, ne se bornait pas à pressurer les honnêtes gens, elle s’acoquinait volontiers avec ceux qu’elle devait combattre. La pétition des débitants déjà citée évoquait clairement une police à deux vitesses, répressive contre les débits pauvres mais arrangeante envers les riches bordels : ‘«’ ‘ […] dans le quartier riche, chez les chefs des maisons libidineuses qui savent les engraisser de mets et d’argent, ils se taisent, tolèrent leurs vices, leur culpabilité, fuient le quartier pour ne pas voir ce qu’ils connaissent’ 1487  ». Il est vrai que nous avons eu connaissance de commissaires de police qui s’entendaient parfaitement avec les matrones de leur quartier. Quelques-unes, dans un quartier non identifié, se livraient à un drôle de commerce avec leur commissaire : elles le couvraient de cadeaux somptueux – il est fait mention d’un déjeuner en argent – pour obtenir son silence 1488 . Sans aller jusqu’à de telles extrémités, il était du devoir d’un commissaire d’entretenir des relations avec les bordels de son arrondissement, dans le cadre de la gestion des hétérotopies. Cela, le peuple l’ignorait et gardait l’image d’une police entretenant de cordiales relations avec les tenancières des maisons closes. Du 17 octobre 1860 au 10 mars 1861, la maison Robert, sise rue du Béarn, fut verbalisée à huit reprises et ses contraventions annulées autant de fois par Claverie, commissaire du quartier Saint Louis, alors qu’il s’agissait de tapage nocturne indisposant les habitants du voisinage. Il fut même notifié au capitaine de la première compagnie des sergents de ville de cesser de verbaliser la matrone. Une telle défense de la prostitution officielle était la ligne de conduite de la préfecture : ‘«’ ‘ vous savez, ’ ‘écrivait Claverie,’ ‘ que lorsque des maîtresses de maison voulurent venir s’établir dans mon quartier, je fis une démarche auprès de vous pour l’empêcher. Vous me fîtes très judicieusement comprendre qu’il fallait les placer dans les divers quartiers puisqu’il fallait qu’elles quittassent celui de la Part Dieu. Vous autorisâtes la femme Robert à venir se loger rue du Béarn. J’ordonnais une active surveillance ; mais je n’attendis pas que cela dégénérat en tracasserie, car cela eu pour résultat d’agir contre votre décision [sic]’ ‘ 1489 ’ ‘ ’» ; souhaitant préserver les maisons closes pour circonscrire un mal nécessaire, le pouvoir était obligé de leur laisser une appréciable marge de manœuvre… Comment les classes populaires pouvaient-elles soutenir sans réserves une police qui verbalisait d’une main et blanchissait de l’autre, une police qui semblait favoriser la forme prostitutionnelle qu’elles admettaient le moins ?

Cet amalgame étrange des policiers et des réprouvés trouvait un écho auprès de rumeurs promptes à mettre en cause la moralité personnelle de tel ou tel fonctionnaire. L’un se vit surnommer « l’homme aux cotillons » car il aimait trop les jeunes filles ; on rapportait que les pères de famille vivant dans son quartier d’exercice craignaient le pire pour leurs enfants 1490 . Stigmatiser les agents propagateurs de la norme venue d’en haut était peut-être une manière de décrédibiliser cette même norme ; plus certainement, cela s’intégrait dans un modèle ancien de défiance vis-à-vis du personnel policier dont on imaginait toujours qu’il avait pour but d’importuner le petit peuple et de faire le jeu des ennemis du roi ou de l’empereur. L’incompréhension, en général, se situait au niveau du travail de la police : bien fait ou mal fait, il menait toujours les agents à interférer dans les affaires des Lyonnais.

Notes
1486.

ADR, 4 M 176, Rapports des commissaires de police de l’Hôtel-Dieu et de l’Hôtel de Ville, 28/02/1818, et du commissaire de police de la place Louis le Grand, 02/03/1818

1487.

ADR, 4 M 378, Plaintes des débitants de La Guillotière au ministre de l’Intérieur, sd [années 1840]. Plus généralement, certains agents remplissaient leurs fonctions selon la capacité des administrés à payer leurs services.

1488.

AML, I1 249, Lettre du commissaire de police de [?] au maire de Lyon, 11/04/1831.

1489.

AML, 1121 WP 1, Lettre du commissaire de police de Saint Louis au secrétaire général pour la police, 29/03/1861.

1490.

ADR, 4 M 454, Lettre du commissaire spécial au préfet du Rhône, 13/06/1853.