Une hiérarchie embarrassée

Face à ces possibles dérives policières, face aux nombreuses plaintes populaires, comment réagissaient les autorités supérieures ? L’impunité était d’autant plus forte, et le désarroi des populations d’autant plus grand, que le pouvoir était lent à sanctionner certaines pratiques ; il faisait généralement confiance à ses hommes – et quelquefois agissait comme eux. Lorsque les filles publiques, citées précédemment, furent arrêtées à tort par des agents peu scrupuleux, elles portèrent plainte devant l’inspecteur des mœurs qui n’en tint aucun compte. Leurs plaintes ne furent enregistrées qu’après leur enfermement à la maison de correction de Lyon. Le même inspecteur en arrêta deux autres lui-même, l’une pour ne s’être pas rendue à la visite alors qu’une maladie l’empêchait de se déplacer, l’autre pour être arrivée avec dix minutes de retard à son rendez-vous 1491 . Les fonctionnaires n’imaginaient souvent pas un seul instant pouvoir être désavoués par leur hiérarchie. En 1847, dans son opposition très personnelle à un habitant, le commissaire de La Croix Rousse menaça d’écrire au préfet : ‘«’ ‘ vous serez bien fin de parer la botte que je vous porte’ ‘ 1492 ’ ‘ ’» ; croire en un soutien assuré de ses chefs confortait l’agent dans son sentiment d’impunité.

Parfois, il n’était pourtant guère possible à l’autorité de prendre la défense de ses agents. Rappelons-nous l’affaire Lambert/Picard évoquée plus haut et l’embarras du procureur face aux nombreuses plaintes qui lui étaient adressées. ‘«’ ‘ Je garde souvent le silence – ’ ‘avouait-il’ ‘ – mais je ne puis pas avoir la même indulgence cette fois’ ‘ 1493 ’ ‘ ’». Et on pourrait citer nombre de révocations d’agents et de sergents de ville pour inconduite et manquement à la discipline policière ; en 1822, le préfet se voulait très clair à ce propos : ‘«’ ‘ […] je ne tolérerai ni vexation, ni mesures inquisitoires […] je frapperai sans pitié les agents qui se permettraient des exactions’ ‘ 1494 ’ ‘ »’. Malgré tout, les autorités avaient bien conscience de la difficulté de la tâche des hommes de terrain et se bornaient, la plupart du temps, à renouveler les recommandations d’usage pour une bonne entente entre les agents et la population, afin d’éviter tout débordement. Au début des années 1870, l’adjoint pour la police, conscient des erreurs commises au sujet de la prostitution, appelait ses agents à ‘«’ ‘ […] agir avec circonspection pour ne pas arrêter d’autres femmes’ ‘ 1495 ’ ‘ ’» ; il s’en prenait également à l’habitude fâcheuse de verbaliser sans prévenir ou aux applications désastreuses des directives 1496 . Voilà qui nous conforte dans l’idée qu’existaient des pratiques humiliantes pour la population. En 1820, le commissaire central rappelait déjà au ministre de l’Intérieur sa recherche constante de la modération : ‘«’ ‘ Je recommande partout que l’on s’abstienne de vexations et de rigueurs déplacées’ ‘ 1497 ’ ‘ »’. Cela n’était cependant guère suffisant pour apaiser les esprits.

La police lyonnaise était peu aimée de la population ; pire, ‘«’ ‘ Cette hostilité se [faisait] non seulement sentir dans la classe ouvrière, mais aussi dans toutes les autres classes de la société’ ‘ 1498 ’ ‘ ’». Toutefois, les documents conservés aux archives font surtout état d’une opposition populaire. Les plaintes visaient des comportements inadmissibles que, même minoritaires, le peuple pouvait garder en mémoire ; les rumeurs aidaient à répercuter certains faits marquants des désordres policiers, devenant, par accumulation, maximes universelles. La mémoire populaire gardait d’autant mieux le souvenir des exactions policières que, lorsqu’une personne en faisait les frais, tout le voisinage était au courant, vivait l’affaire et pouvait en être un acteur majeur. Cependant, les agents et les sergents de ville se conduisaient généralement en bons fonctionnaires – mais c’était bien cela qui gênait le plus le peuple et qui aboutissait à de fréquentes et violentes oppositions. Leur zèle, encouragé par un pouvoir soucieux du rendement de sa police, tendait leurs relations avec la population qui fit du policier un hôte indésirable. Quand l’agent Lambert réagit en homme du peuple, personne n’intervint ; il participait de l’autorégulation. S’il s’en était pris à quelqu’un en tant qu’agent – sommation, procès-verbal, arrestation en bonne et due forme – la foule serait intervenue. Et ses interventions étaient fréquentes, à cause de la présence d’un élément perturbateur dans le système d’autorégulation populaire ou dans le quadrillage – selon qu’on se place du côté du peuple ou de la police.

Notes
1491.

ADR, 4 M 508, Résumé des dépositions faites par les filles soumises écrouées administrativement à la maison de correction de Lyon, Direction des prisons du Rhône, sd [années 1870]. Déjà en 1863, une femme se plaignit de ne pas avoir été écoutée par un agent des mœurs qui s’en remettait totalement aux rapports de ses collègues. Cf. AML, 1122 WP 1, Lettre de la femme Cuisinier au secrétaire général pour la police, 28/01/1863.

1492.

ADR, 4 M 378, Lettre d’Alexandre Bloch au préfet du Rhône, 15/03/1847.

1493.

ADR, 4 M 1, Copie de la lettre du procureur du roi au lieutenant de police, 19/11/1820.

1494.

AML, I1 1, Copie de la lettre du préfet du Rhône aux commissaires de police de Lyon et des faubourgs, 28/01/1822.

1495.

AML, 1140 WP 1, Audiences de l’adjoint pour la police, séance du 03/10/1871.

1496.

Il demanda ainsi de « Faire appliquer la loi Grammont avec intelligence », Id., séance du 01/12/1871.

1497.

AML, I1 114, Rapport du commissaire central au ministre de l’Intérieur, 04/04/1820.

1498.

ADR, 4 M 18, Lettre du commissaire spécial pour la sûreté au secrétaire général pour la police, 06/06/1878.