De la provocation à l’ingérence

La présence des policiers dans les quartiers de la ville était entendue comme une insulte et une provocation. De quel droit les hommes du pouvoir venaient-ils épier les faits et gestes de chacun ? Il faut avouer qu’ils n’étaient guère discrets (nous ne parlons que de la police ostensible 1502 ) et ne cherchaient nullement à l’être. Au fil du siècle, leur visibilité s’affirma du fait de la multiplication des effectifs. Avec la mise en place de l’îlotage sous le Second Empire, la population devait avoir l’impression d’être en permanence sous la surveillance d’un homme – chaque sergent de ville ayant l’équivalent d’une rue à arpenter. Il faudrait pouvoir dépouiller de manière exhaustive tous les rapports de police pour savoir si ce mode de contrôle n’aurait pas encore accentué les oppositions. La visibilité des fonctionnaires de police était renforcée par le port d’habits et de signes distinctifs. Un arrêté gouvernemental du 17 floréal an VIII obligea les commissaires à se ceindre du drapeau tricolore ; l’ordonnance royale du 26 juillet 1814 supprima cette obligation mais le port d’une écharpe aux couleurs moins subversives (il est fréquemment fait mention d’un ruban bleu) fut conservé. Après la révolution de 1830, il fut évident pour certains que les couleurs du drapeau républicain devaient faire leur retour dans le costume des commissaires ; ce qui fut fait à en croire la lettre du ministre de l’Intérieur au préfet du Rhône du 26 septembre 1830 1503 . Il semblerait également que le commissaire de police portait une canne à la main – celui de La Guillotière en avait une en jonc surmontée d’un pommeau noir 1504 . Nous possédons peu de détails au sujet de l’habit de ce fonctionnaire qui devait être vêtu en bourgeois et porter chapeau. Sa visibilité se voyait renforcée par le fait qu’à chacune de ses interventions, il déclinait ses qualités aux habitants et revêtait ses insignes distinctifs. Il en allait de même pour les agents qui avaient à se faire connaître – mais la population savait très bien à qui elle avait affaire. Contrairement aux commissaires, ils avaient un habit qui les distinguait plus nettement de la population. Par exemple, les gardes municipaux, qui succédèrent aux surveillants de nuit, revêtaient, durant leur sortie, une capote et un habit d’uniforme en drap bleu, un schako en peluche avec pompon et galons en or et une casquette en drap bleu pour petite tenue 1505 . Ils ne passaient pas inaperçus du fait de leur coiffe tronconique : le schako (ou shako) est ce couvre-chef militaire plus ou moins haut surmonté sur le devant d’une houppe. Sous le Second Empire, lorsque le pouvoir décida de faire des sergents de ville un corps immédiatement repérable, les tenues furent soignées. Les hommes en possédaient deux, l’une d’été et l’autre d’hiver, comportant un habit, une capote, un pantalon de drap, un autre de coutil, un bicorne et une épée avec sautoir 1506 . On aura remarqué que leurs armes – épée, baïonnette, mousqueton – faisaient partie intégrante de cette volonté de visibilité. Ainsi vêtus, ils parcouraient les quartiers de la ville traquant les entorses commises à la norme. Alors que le pouvoir souhaitait rendre visible ses hommes pour qu’ils ne fussent pas assimilés à des espions 1507 , le peuple concevait cette intrusion dans son champ de vision comme de la provocation.

Mais cette provocation ne s’expliquait pas par la seule présence des forces de l’ordre. Leur zèle débridé et leur sentiment d’impunité les entraînaient dans des interventions répétées au plus près du quotidien des Lyonnais. Agents et commissaires se pensaient les hommes forts d’un quartier. Le commissaire de police régnait en maître dans son arrondissement 1508 , sorte de préfet de quartier. Son rapport paternel à la population le menait à intervenir à la moindre chose, jusque dans l’intimité des ménages. Quelques plaintes nous le montrent comme outrepassant ses droits. En 1874, une femme se plaignit de ce qu’un commissaire la fit jeter en prison sous le prétexte qu’elle avait souffleté son enfant. Elle s’emporta contre ce qu’elle estimait être une ingérence et ne comprit pas l’intrusion du fonctionnaire dans sa vie privée ; elle ne comprenait pas non plus qu’il réprimandât « […] un fait qui se pass[ait] journellement dans tous les ménages » et que son courroux s’abattît sur ‘«’ ‘ […] une femme qui compt[ait] 24 ans de mariage et [était] mère de 6 enfants ’» 1509 . La vie privée devait le rester et le domicile était sacré – et pas plus un commissaire qu’un voisin ne pouvait se permettre une telle familiarité 1510 . Quand des gardes nationaux voulurent fermer une auberge où l’on buvait et chantait après minuit, le patron, soutenu par ses clients, répondit ‘«’ ‘ […] qu’il était maître de faire ce qu’il voulait […]’ ‘ 1511 ’ ‘ ’». La rupture était importante avec l’Ancien Régime : désormais les hommes du pouvoir se tenaient au plus près de la vie quotidienne et souhaitaient laisser une marge de manœuvre de plus en plus étroite aux classes populaires.

L’ingérence dénoncée n’était rien d’autre que l’imposition des normes voulue par le pouvoir et doublée d’une répression des comportements jugés déviants 1512 . L’essentiel du travail policier consistait à réprimer la violence populaire. Rappelons que l’autorégulation populaire se basait en partie sur le recours à une violence exprimée en public. Cela était proprement intolérable pour les agents qui devaient faire respecter l’ordre dans la rue. Un jour de 1854, sur le marché aux chevaux de Perrache, un homme et une femme se querellaient devant plusieurs dizaines de personnes. Alors que des policiers voulaient intervenir, la femme leur rétorqua : ‘«’ ‘ Je ne vous connais pas, vous n’avez rien à faire ici’ 1513  » ; elle n’aurait su être plus claire : elle n’avait surtout pas besoin de la police pour régler son affaire. Plus qu’un règlement de compte entre deux individus, les agents redoutaient l’émeute et le soulèvement. La moindre foule, même passive, devait être immédiatement dispersée : ‘«’ ‘ […] vous donnerez […] les soins les plus assidus à prévenir tous les mouvements populaires, en vous trouvant toujours présent dans les rassemblements qui peuvent avoir lieu par divers motifs […]’ ‘ 1514 ’ ‘ ». ’Les épisodes festifs étaient ainsi fortement cadenassés au grand dam des Lyonnais : qui empêchait d’apprécier au plus près le spectacle de l’exécution capitale ? qui faisait la chasse aux jeux de hasard lors des vogues ? qui dispersait les groupes discutant sur le pavé ? qui, sinon les agents ? On s’aperçoit que leur importait moins de savoir ce qui avait causé un regroupement que le rassemblement en lui-même. Il arrivait que dans une rixe entre deux ouvriers, les policiers arrêtassent l’un des deux dans le seul but de dissiper la foule 1515  ; il leur fallait contenir la masse – valeur ajoutée de dangers – plutôt que l’individu. En 1848, place des Terreaux, des ouvriers discutaient entre eux ; l’un, en désaccord avec les autres, fut hué et molesté. Rien de grave en apparence, mais des policiers intervinrent rapidement, signe qu’eux aussi ressentaient la tension – qui était alors exacerbée par le contexte politique (nous sommes fin juin) 1516 . L’événement donnait effectivement une tournure particulière à l’opposition habituelle et l’amplifiait parfois, comme ce fut le cas en 1848 – nous y reviendrons. D’autres périodes furent particulièrement troublées comme les premières années de la Restauration où la population vivait dans l’angoisse d’un rétablissement de l’Ancien Régime. En 1816, des fonctionnaires venus faire l’inventaire des boissons dans les débits furent pris à partie par une foule leur criant : ‘«’ ‘ A bas les contrôleurs, il faut les exterminer, à la Saône’ ‘ 1517 ’ ‘ ’». Si les agents de l’autorité n’étaient jamais les bienvenus, les difficultés politiques, économiques et sociales tendaient un peu plus les relations.

Visibilité, ingérence, travail allant à l’encontre des façons de faire populaires : l’opposition n’était pas seulement réactivée par des événements précis ; elle était ancrée dans les habitudes lyonnaises. Le policier n’avait pas besoin d’agir, sa seule présence pouvait suffire à déclencher l’hostilité de la population. En 1841, des jeunes gens virent, depuis leurs croisées, passer la garde municipale ; immédiatement ils se mirent à les abreuver d’injures et ils leur lancèrent un pot de terre 1518 . L’incident est révélateur des tensions inhérentes à la présence policière et des réactions épidermiques qui en découlaient. A ces provocations répondaient celles du peuple ; l’accroc que nous venons de rapporter en était une. Monter les agents les uns contre les autres en était une autre. En 1819, par exemple, le peuple ne bouda pas son plaisir d’assister au spectacle fort couru de la mésentente entre les forces de l’ordre – en l’occurrence un agent et un gendarme. Une foule de près de 400 personnes, s’appuyant sur le caractère colérique de ce dernier, jetait de l’huile sur le feu de leur discorde ; la provocation indirecte s’accompagnait d’une déconsidération des fonctionnaires de police 1519 . L’utilisation du cri séditieux était également une forme de la provocation. Nous avons déjà pu écrire précédemment tout le mal que nous pensions d’une analyse purement politique du cri séditieux. « Vive l’Empereur, vive Napoléon, merde pour les cocardes blanches 1520  » : le cri séditieux n’était pas l’antichambre de la barricade, mais un défi quotidien lancé aux forces de l’ordre qui investissaient les lieux de vie et d’expression populaires. Plutôt qu’une prise de conscience politique d’un peuple protestant contre ses gouvernants, cet acte se plaçait au cœur des affrontements peuple/police. Hurler en pleine rue son amour des opposants au régime et son dégoût des gouvernants était une bravade, une manière de provoquer les agents, de les faire se déplacer voire d’engager la lutte avec eux lorsqu’on était un peu gris, à la sortie du cabaret. Ce sont justement les formes de cette violence qu’il faut à présent détailler.

Notes
1502.

Rappelons que dans le langage de l’époque, « police ostensible » s’employait comme antonyme de « police secrète ».

1503.

ADR, 4 M 27.

1504.

AML, 4 WP 55, Inventaire des papiers du commissaire Wael, 21/02/1838. La canne faisait partie des affaires laissées au successeur.

1505.

AML, I1 2B, Etat des dépenses de la police, 01/06/1846.

1506.

Florent PRIEUR, La violence…, op. cit., f° 341-344. En 1871, les agents de police possédaient « une carte indicative de leurs fonctions » et pouvaient, au besoin, se munir d’insignes. Cf. ADR, 4 M 3, Arrêté du ministre de l’Intérieur, 19/12/1871.

1507.

Clive EMSLEY, « Policing… », art. cit., p. 261.

1508.

« J’en suis le maître » affirmait un commissaire à propos de son quartier de la Croix Rousse. ADR, 4 M 378, Lettre d’Alexandre Bloch au préfet du Rhône, 15/03/1847.

1509.

ADR, 4 M 378, Lettre de Marie Dubreuil au préfet du Rhône, 14/07/1874.

1510.

Cf. Alain FAURE, « Réflexions sur les ambiguïtés du quartier populaire (Paris, 1880-1914) », Histoire Economie Société, n° 3, 1994, p. 452.

1511.

AML, 1122 WP 1, Rapport d’un chef de poste de la garde nationale, 17/04/1815.

1512.

On retrouve semblable opposition à l’ingérence de l’Etat dans le monde rural. Cf. François PLOUX, Guerres…, op. cit., p. 201.

1513.

AML, I3 28, Procès-verbal du commissaire de police de Perrache, 27/03/1854.

1514.

AML, I1 1, Copie de la lettre du préfet du Rhône aux commissaires de police de Lyon et de ses faubourgs, 28/01/1822.

1515.

Cf. à titre d’exemple ADR, 4 M 102, Rapport des sergents de ville, 25/04/1864.

1516.

AML, I1 116, Rapport du commissaire de police du Palais des Arts, 27/06/1848. La tension était également palpable dans ces opérations ordinaires montées par un commissaire mais qui nécessitait l’aide d’un sergent de ville au cas où des résistances auraient eu lieu de la part de la population. Cf. ADR, 4 M 3, Lettre du commissaire de police de la Part Dieu au préfet du Rhône, 21/05/1867.

1517.

ADR, 4 M 174, Rapport du contrôleur Jean Tardy, 05/01/1816.

1518.

AML, I1 146, Rapport de la garde municipale, 11-12/12/1841.

1519.

Le commissaire évoquait lui-même « […] une populace qui prend plaisir à exalter la querelle plutôt qu’à l’éteindre ». ADR, 4 M 178, Rapport du commissaire de police de La Guillotière au commandant de la gendarmerie, 21/05/1819.

1520.

ADR, 3 Up 1261, Procès-verbal de la Cour prévôtal du département du Rhône, 22/03/1817.