Violence et solidarité populaires

Une tournée anodine pour les hommes du pouvoir, mais que le peuple comprenait comme une provocation, une intervention quelconque suffisait à mettre le feu aux poudres. Trois étapes de l’affrontement ont été repérées : l’injure, le contact physique (symbolique ou non), l’appel à la solidarité populaire.

Tout commençait de façon habituelle par des insultes qui étaient toujours lancées par la population. Une partie des noms d’oiseaux utilisés ne différait pas de ceux adressés à tout un chacun. D’autres prenaient un sens particulier, comme celui de voleur. Les Lyonnais utilisaient fréquemment une insulte caractérisant un comportement inverse de celui du policier intègre. Ainsi, les canailles, les maquereaux, les brigands et les mandrins, chargés d’une saveur toute particulière, faisaient recettes. Le statut d’agent de police était stigmatisé comme celui réservé au dernier des derniers : ‘«’ ‘ […] s’il ne sortait pas de faire dix ans de bagne à Toulon il ne serait pas dans la police ou on admettait que des gens de cette nature, que la preuve était que lorsqu’un agent était renvoyé personne n’en voulait, et qu’il était obligé de mendier ou de voler pour vivre [sic]’ ‘ 1521 ’ ‘ ’». L’utilisation du tutoiement était une manière de dénier toute autorité au policier, en le considérant comme un égal. Certaines expressions étaient réservées aux agents, telles que mouchard ou bleu. La première était très forte car faisant du représentant de l’ordre, pourtant issu des classes populaires, un étranger à la communauté, celui en qui il n’était pas permis d’avoir confiance. La seconde, plus plaisante, en vogue sous le Second Empire, faisait référence à la couleur des habits des sergents de ville et au fait qu’ils avaient porté, au début de l’existence du corps, un brassard bleu autour du bras. Leur visibilité, due à l’uniforme, leur attirait les moqueries d’une population qui alliait l’insulte au rire. Untel fut surpris en train de faire des grimaces à un sergent de ville, et de se gausser de son couvre-chef : ‘«’ ‘ […] avec votre chapeau de soie vous avez l’air aussi bête que Napoléon’ ‘ 1522 ’ ‘ ’». Aux injures traditionnelles, s’ajoutaient également d’autres attaques verbales en fonction des événements. Les troubles politiques furent l’occasion pour les Lyonnais d’argumenter en leur faveur. 1848 marqua une étape importante : le peuple souverain ne souhaitait plus supporter l’arbitraire policier, symbole d’un régime oppresseur et non d’une république égalitaire. A des agents tentant de l’arrêter, une femme lança : ‘«’ ‘ […] vous croyez mener le peuple souverain comme autrefois, mais il n’en sera pas ainsi […]’ ‘ 1523 ’ ‘ ’». Quelques mois auparavant, un marchand ambulant assortit ses injures d’une remarque du même acabit – « […] sous la République tout le monde a le droit de faire ce qu’il veut » – tandis qu’un autre menaça un agent de faire passer un article contre lui dans un journal républicain s’il persistait à lui chercher des noises 1524 . Ce genre de propos ne fut pas uniquement proféré durant la Deuxième République ; sous le Second Empire, par exemple, on menaçait « d’arranger » les sergents de ville dès l’avènement future de la République. La dimension politique, contrairement au cri séditieux, était ici importante et allait au-delà d’une simple rhétorique renouvelant le vocabulaire de l’injure. Il était ancré, au fond des mentalités, cette croyance en une république égalitaire – ainsi que les suppliques de 1848 et 1870 le prouvaient, que les fêtes des premières semaines de la révolution de Février l’indiquaient, que ces apostrophes lancées au visage des agents confirmaient. En quelque sorte, le peuple attendait son règne et, dans cet avenir prometteur, le policier n’avait pas sa place 1525 . Celui-ci synthétisait ce que le peuple rejetait, à savoir une surveillance incessante entravant la vie au quotidien.

Comme dans n’importe quel conflit, les insultes étaient le prélude à la violence. Celle-ci était souvent symbolique dans un premier temps. La population urbaine s’en prenait aux signes distinctifs du policier 1526 . Etaient visés les couvre-chefs, les aiguillettes et, plus généralement, les habits qui étaient joyeusement mis en lambeaux. Les décorations et les chapeaux étaient piétinés, les épées brisées, les hommes tenus fermement par le collet. Les combattants cherchaient à humilier et à dégrader les agents, ‘«’ ‘ [s’avançaient] très près […] comme pour [les] braver’ 1527  ». A la suite de ces actes, une rixe pouvait s’ensuivre. Souvent, un ou deux agents opéraient l’arrestation ; ils pouvaient être rapidement débordés si la foule décidait de prendre partie contre eux. L’enjeu, pour les policiers, était d’arriver à prévenir des renforts (collègues, gardes nationaux, militaires) avant que la situation ne dégénérât. Il n’est pas rare de lire dans les procès-verbaux que des agents furent obligés de battre en retraite devant l’hostilité grandissante de la population. Quand deux gendarmes s’entendirent insultés par un garçon de peine qui s’écria, à leur vue « voilà deux irondeles [sic] de potence », ils voulurent l’arrêter. La foule s’y opposa, certains proposant qu’on donnât de l’argent aux gendarmes pour s’en débarrasser, et les militaires furent contraints de rendre le garçon à son employeur qui, du reste, délivra de bons renseignements sur son compte 1528 .

Ils faisaient alors peut-être le bon choix en abandonnant la partie car, lorsqu’ils parvenaient à se saisir d’un délinquant, celui-ci leur opposait la plus vive résistance, se roulant par terre, appelant à l’aide et exhortant les passants à le libérer 1529 . On ne compte plus les documents décrivant une telle habitude, qui était réellement la réaction ordinaire des individus arrêtés, hommes et femmes confondus, en 1880 comme en 1800. On ne compte pas non plus les tentatives de la population pour délivrer le malheureux – tentatives quelquefois couronnées de succès. Là encore, la réaction la plus banale aurait été l’intervention. Elle était d’abord verbale, réponse aux appels à l’aide : en 1844, dans un cabaret vaisois, des jeunes gens s’amusaient et dansaient, fêtant les Masques. Les forces de l’ordre voulant faire cesser leur fête, jugée indécente, s’emparèrent d’un homme qui s’était travesti, lequel protesta aussitôt : « […] à mon secours, ne me laissez pas conduire en prison ». Un camarade harangua alors la foule : ‘«’ ‘ […] non, on ne l’amènera pas, à moi mes amis ! à moi’ ‘ 1530 ’ ‘ »’. dans ce genre d’opposition, l’apparition d’un personnage jouant le rôle de déclencheur a été repérée à de nombreuses reprises. ‘«’ ‘ Il ne craint rien, il se f… de vous et les autres aussi’ ‘ 1531 ’ ‘ »’ déclara un épicier à propos d’un individu qui provoquait un agent, avant d’en venir aux mains. La violence physique s’imposait quand il s’agissait de délivrer celui qui se faisait mener au poste par un agent que les menaces n’avaient pas apeuré. Dans l’exemple précédent de l’arrestation tentée à Vaise, une centaine d’individus finirent par se jeter contre les agents pourtant épaulés par la gendarmerie. Les combats prenaient parfois des allures de véritable mêlée mais, assez souvent, la foule restait à distance et jetait des cailloux sur les forces de l’ordre ; en se tenant ainsi, elle faisait bloc et encerclait les policiers qui ne pouvaient riposter, ni reconnaître et arrêter les personnes qui lançaient les projectiles. Il faut bien se rendre compte que c’étaient souvent des centaines d’individus qui fondaient sur les policiers qui, dans la plupart des cas, se retrouvaient très vite en infériorité numérique ; les renforts tardant à arriver, ils avaient rarement le dessus et étaient obligés de battre en retraite. Et s’ils avaient le malheur d’en appeler, eux aussi, à la population pour les secourir, ils s’apercevaient vite que la solidarité ne fonctionnait que dans un sens : un fonctionnaire de police qui était sur le point de se faire jeter au Rhône devant une affluence considérable ‘«’ ‘ […] cria force à la loi ; il invita le public à lui prêter secours, mais loin de le secourir, il n’entendit que des éclats de joie […]’ ‘ 1532 ’ ‘ »’. Pour contrer les manifestations de la solidarité populaire, les fonctionnaires de police usaient parfois d’un stratagème simple consistant à faire mener en voiture l’individu arrêté. Ses appels au soutien restaient alors vains. Malheureusement, une telle tactique était difficilement applicable puisque, d’une part, on ne trouvait pas un fiacre à chaque fois et, d’autre part, la dépense encourue grevait le budget de la police.

Enfin, l’opposition, de quotidienne et ordinaire, pouvait devenir d’une rare intensité en quelques occasions – lorsque une altercation se terminait tragiquement, par exemple. En juillet 1836, un gendarme tua un homme du peuple ; cet événement déclencha une émotion formidable dans la ville ; une émeute débuta aux cris de « mort, de vengeance, au Rhône, à l’eau l’assassin ». La foule cherchait à stopper les chevaux de la police et à s’emparer du meurtrier. 600 personnes se massèrent place de la Comédie pour demander une justice immédiate et populaire 1533 . On comprend alors mieux pourquoi les agents se méfiaient des rassemblements et souhaitaient les disperser ; on comprend également leur prudence, préférant battre en retraite en maintes occasions plutôt que de provoquer un peu plus la population.

Les luttes effectives entre le peuple et la police étaient la matérialisation journalière et éclatante d’une opposition sourde enracinée dans la longue durée. L’existence de telles rixes montre combien le peuple tenait à régler seul ses problèmes ; s’il le décidait, il pouvait éventuellement faire appel à la police mais celle-ci n’avait pas intérêt à venir se mêler des affaires d’autrui, bien que ce fût son travail. La police avait appris à craindre la solidarité populaire qui pouvait envenimer n’importe quelle situation et aboutir à la plus regrettable des issues. Comme le notait, légèrement désabusé, un commissaire : ‘«’ ‘ Voilà toute l’affaire, elle n’était rien par elle-même, mais l’insolence et la résistance […] ont failli la rendre sérieuse’ ‘ 1534 ’ ‘ ’».

Si le bobby anglais était un fonctionnaire impersonnel, professionnel et d’un caractère bureaucratique, si le cop américain était un citoyen immergé dans la société à laquelle il prenait part 1535 , l’agent français relevait des deux modèles – ce qui ne l’aidait pas à trouver sa place et à se faire accepter de la population. Les Lyonnais avaient du mal à s’entendre avec des policiers appliquant les directives du pouvoir avec la plus grande sévérité mais qui se comportaient parfois comme eux. Est-ce à dire qu’idéalement la société rêvée par le peuple devait se passer des fonctionnaires de police ? La réalité est toujours plus complexe car, à un affrontement basique entre les agents et la population, correspondait un lien tout aussi fort unissant les Lyonnais à leurs commissaires de police, lien marqué par le respect et la compréhension.

Notes
1521.

AML, I3 28, Procès-verbal du commissaire de police de Perrache, 10/04/1854.

1522.

ADR, 4 M 195, Lettre du commissaire de police de la Part Dieu au préfet du Rhône, 17/10/1861.

1523.

AML, I1 116, Rapport du commissaire de police du Palais des Arts, 05/01/1849.

1524.

Id., 18/11/1848

1525.

« Soyez tranquilles, nous aurons bien notre tour ». ADR, 4 M 199, Procès-verbal de police judiciaire, 25/12/1836.

1526.

Forme classique du refus de l’autorité qu’on retrouve en milieu rural, notamment au travers des oppositions peuple/garde-champêtre ; les villageois s’en prenaient aux marques du pouvoir de l’agent, signifiant par là qu’ils n’accordaient aucun crédit à son autorité. Cf. Céline GAILLARD, Les gardes-champêtres…, op. cit., chapitre VI. A propos du Paris du début du XIXe siècle, Clive Emsley a relevé combien les policiers arrivaient à attirer sur eux la violence populaire et quelquefois à détourner la violence intra populaire contre eux ! Clive EMSLEY, « Policing… », art. cit., pp. 276-277.

1527.

ADR, 4 M 186, Rapport du commissaire de police du Port du Temple, 14/10/1825.

1528.

ADR, 4 M 190, Lettre du capitaine commandant la gendarmerie royale du Rhône au préfet du Rhône, 29/05/1826.

1529.

N’oublions pas qu’une fois arrêté, le prévenu était mené dans la cave de l’hôtel de ville qui avait une réputation exécrable et apparemment justifiée (cf. deuxième partie).

1530.

ADR, 4 M 155, Rapport du commissaire de Vaise au préfet du Rhône, 22/02/1844. La solidarité ne fonctionnait parfois pas, pour les mêmes raisons qu’une foule n’intervenait pas dans une situation classique de règlement par la violence d’un conflit. Elle pouvait laisser emmener l’individu qui, selon elle, l’avait mérité.

1531.

ADR, 4 M 187, Rapport de police adressé au préfet du Rhône, 04/06/1824.

1532.

ADR, 4 M 182, Lettre du lieutenant de police au préfet du Rhône, 18/08/1821.

1533.

ADR, 4 M 194, Lettre d’un commissaire de police au préfet du Rhône, 18/07/1836.

1534.

ADR, 4 M 155, Lettre du commissaire de police du Jardin des Plantes au préfet du Rhône, 07/11/1823.

1535.

Clive EMSLEY, Policing…, op. cit., p. 148.