3 - Le commissaire de police : un passeur de normes

La proximité peuple/commissaire

Le désamour n’épargnait pas les commissaires de police : on relève, çà et là, la brutalité des uns, l’incompétence des autres ou bien encore leur absence d’écoute. Mais ces accusations ne concernaient qu’une minorité de commissaires dont il faut souligner à quel point la population espérait beaucoup. ‘«’ ‘ […] il me devait pitié et protection […] » déclara un individu à propos du commissaire de La Croix Rousse’ 1536 . Bien avant la Révolution, le peuple avait déjà l’habitude de porter plainte auprès d’eux. On leur exposait ses différends et avouait ses malheurs : la femme contre son mari, la mère pour son enfant victime d’un viol, n’importe quelle personne victime d’un vol, aussi minime fût-il, ou d’une agression physique, etc. Les embarras de la ville, les fosses mal curées, des industries polluantes faisaient l’objet de multiples plaintes portées au commissariat ; aux yeux du peuple, le commissaire était le responsable de tout ce qui pouvait arriver dans le quartier. On venait facilement se plaindre du comportement d’autrui, le plus souvent dans le but d’obtenir un règlement infrajudiciaire. Guillermet, propriétaire au 48 quai de Retz, n’eut aucune hésitation : craignant que son plafond ne l’écrasât du fait des danses effrénées qu’organisaient nuitamment sa voisine du dessus avec des jeunes gens, il se rendit au commissariat 1537 . Mais on venait également demander un conseil sur des sujets parfois d’une importance infime ; un individu, qui avait voulu rapporter au vendeur des souliers qui ne lui convenaient pas, écrivit au commissaire de son quartier pour qu’il le fît rembourser. Celui-ci prit la peine de rédiger une longue réponse fort détaillée dans laquelle il expliquait les droits des consommateurs 1538

Pour tous, le commissaire était un point de repère dans le quartier (d’autant qu’il avait obligation d’y résider), le représentant du pouvoir vers lequel ils pouvaient se tourner directement – alors que tout dialogue était généralement impossible avec les agents et que seul un courrier mettait en relation avec un maire, un préfet ou un souverain. Avec les commissaires, point n’était besoin de s’annoncer, il suffisait de se rendre au bureau, de l’attendre s’il n’était pas là ou de passer par son secrétaire, et d’exposer ses problèmes 1539 . Le commissariat jouissait d’une bonne visibilité dans la ville – une enseigne apposée sur la façade et éclairée par deux réverbères, annonçait « commissaire de police » – et le bureau lui-même était fait pour l’accueil des administrés (chaises, bancs, portemanteau) 1540 . On notera que s’adresser au commissaire était un geste aussi familier pour les hommes que pour les femmes. Les actes judiciaires 1541 qui regroupaient des délits, décès et déclarations en tout genre nous tendent un miroir de cette habitude populaire. Sur 529 déclarations et plaintes recensées des années 1830 aux années 1850, 69,5% étaient le fait d’hommes, 24,5% de femmes et 7% concernaient des individus des deux sexes. Les hommes étant plus souvent que les femmes victimes de délits, il est logique de les retrouver en grand nombre au commissariat pour déclarer un fait ; il est cependant intéressant de voir que les femmes en faisaient autant et qu’elles ne laissaient pas toujours à leur mari ou à leur père le soin de porter plainte pour elles. Ce rapport finalement étroit entre le peuple et ses commissaires fut rendu possible grâce au découpage policier de la ville. Les quartiers à taille humaine, malgré les plaintes légitimes des commissaires, autorisèrent une telle proximité tout au long du siècle ; comme le faisait remarquer Richard Lane, ‘«’ ‘ As long as the community was small there were sanctions more powerful than law’ ‘ 1542 ’ ‘ ’». Mais à Lyon, contrairement à Boston, le gonflement démographique et spatial ne changea pas la donne puisque la logique du découpage en quartiers fut conservée.

Un rapport du début des années 1850 avançait que, durant la première moitié du XIXe siècle, les commissaires de quartier, de par leur travail, se trouvaient très proches de leurs administrés auxquels ils inspiraient « gratitude », « crainte » et « confiance » 1543 . Très polémiste, l’auteur de ce document assurait que ce n’était plus le cas en 1853 ; il se trompait sans doute car, jamais, de 1800 à 1880, ne se démentit la proximité du commissaire et de la population, puisqu’elle formait la base de son travail au moins depuis le XVIIIe siècle 1544 . La recommandation suivante date de 1822 mais aurait aussi bien pu être écrite cinquante ans plus tard : ‘«’ ‘ […] vous devrez avoir une connaissance approfondie des principaux habitans [sic] de vos quartiers, être informé de leurs opinions, de leurs caractères, de leur facilité plus ou moins grande à se laisser influencer’ ‘ 1545 ’ ‘ ’». Recommandation qui fut largement intériorisée par des commissaires qui ne toléraient pas d’être laissés dans l’ignorance lorsqu’un événement se produisait dans leur quartier. Ce souci de connaissance aboutissait à une gestion de proximité basée sur des rapports individuels et le règlement à l’amiable de certains conflits. Lorsque Sellier, marchand de fruits sur les places publiques, fut verbalisé pour avoir laissé son véhicule en pleine rue, il se porta immédiatement au commissariat pour prouver qu’il n’était pas en tort. Etant connu du commissaire, l’affaire fut arrangée et le procès-verbal oublié 1546 .

Les commissaires de police étaient donc par la force des choses des interlocuteurs privilégiés pour des Lyonnais nettement moins vindicatifs envers eux qu’envers leurs agents. Cela s’explique certainement par le fait qu’ils étaient moins présents sur le terrain que leurs hommes. Cette explication est toutefois incomplète si on omet de rappeler que leur présence au commissariat était notamment réservée à l’accueil de la population. De par leurs fonctions respectives, commissaires et agents ne pouvaient être perçus de la même manière par le peuple : ceux-ci avaient une activité essentiellement répressive liée à une application bornée de la loi, ceux-là jouaient un rôle essentiel dans le processus d’autorégulation.

Notes
1536.

ADR, 4 M 378, Lettre d’Alexandre Bloch adressée au préfet du Rhône, 15/03/1847.

1537.

AML, I1 124, Main courante du commissaire de l’arrondissement du Collège, 10/01/1842.

1538.

AML, I1 116, Rapport du commissaire de police du Palais des Arts, 16/11/1848.

1539.

Un arrêté de police municipale du 03/01/1840 ordonna l’ouverture des bureaux de police au plus tard à huit heures du matin, en toute saison. Cf. Charles PIONIN, Code…, op. cit., p. 745.

1540.

Cf., à titre d’exemple, 4 WP 55, Devis du menuisier pour le commissariat de La Guillotière, sd [1847].

1541.

Cf. annexe n°1/x.

1542.

Richard LANE, Policing…, op. cit., p. 221.

1543.

ADR, 4 M 2, Rapport du chef de la 3ème division de police adressé au préfet du Rhône, 16/02/1853.

1544.

David GARRIOCH, « The people of Paris and their Police in the Eighteenth Century : Reflections on the Introduction of a "Modern Police Force" », European History Quarterly, vol. 24, 1994, pp. 511-535 ; Vincent MILLIOT, « Réprimer et protéger ? La police et le peuple à Paris au XVIIIe siècle », in Philippe GUIGNET [éd.], Le peuple…, op. cit., pp. 215-228.

1545.

AML, I1 1, Copie de la lettre du préfet du Rhône aux commissaires de police de Lyon et des faubourgs, 28/01/1822.

1546.

AML, I1 116, Rapport du commissaire de police du Palais des Arts, 10/11/1847.