L’infrajudiciaire

Nous avons insisté dans une précédente partie sur la violence comme élément incontournable des comportements populaires. A en croire la base de données relative aux arrestations effectuées entre 1848 et 1854 1547 , la violence n’aurait pas été aussi présente que cela. Est-ce à dire que nous nous serions lamentablement illusionnés ? Non, du moins espérons-le, et ce pour deux raisons : les arrangements intra populaires s’effectuaient en dehors de l’intervention de la police mais les commissaires avaient tout de même un rôle de prévention, d’arbitres dans nombre d’affaires qui ne se retrouvaient donc pas retranscrites dans les registres d’arrestations. ‘«’ ‘ Nous sommes occupés pendant une forte partie de chaque matinée à expédier une foule d’affaires étrangères à nos véritables fonctions [cette appréciation est intéressante car, pour autant, ce travail était l’un des plus prenants de leur fonction], telles que querelles et voies de fait qui ne sont pas de nature à donner lieu à des poursuites judiciaires, contestations pour motifs d’intérêts, troubles domestiques, brouilleries entre maris et femmes etc. Ce serait en vain qu’on voudrait résister à cet usage qui a jeté depuis longtemps de profondes racines’ ‘ 1548 ’ ‘ ’». Les commissaires étaient donc, bon gré mal gré, à l’écoute du peuple. Ils tentaient des conciliations ou bien tranchaient un litige – leurs avis étant alors intégrés et acceptés comme partie prenante de l’autorégulation. Une opposition grave entre personnes, avec échanges de coups, n’était pas forcément destinée au tribunal. Les registres d’arrestation des commissaires de police fournissent la preuve que l’infrajudiciaire ne s’opérait pas seulement au petit parquet. Sur 1 456 individus arrêtés entre 1848 et 1854 1549 , 60,5% furent mis en liberté (immédiatement ou dans les 48 heures) par décision du commissaire de police ; hormis les rares cas de liberté provisoire (15 occurrences) et de liberté assortie d’une contravention (2), la liberté était définitive et sans poursuite ultérieure. Par conséquent, seule une minorité de personnes – 39,5% – furent déférées à une autorité compétente. A un niveau moindre, l’infrajudiciaire commandait aux commissaires d’annuler des contraventions dressées par leurs agents s’ils les jugeaient trop sévères. Voyons quelques exemples retrouvés dans la simple police du Second Empire (1860-1861) 1550 . Des sergents de ville verbalisèrent un individu qui n’avait pas muselé son chien ; le commissaire, après l’avoir entendu, annula la contravention puisque la muselière avait été ôtée afin de faire manger l’animal. Il était également compréhensif envers les débitants qui recevaient des ouvriers terminant leur travail après minuit ou qui organisaient des petites fêtes familiales se prolongeant parfois jusque tard dans la nuit. Il accordait les circonstances atténuantes quand il trouvait qu’une « […] contravention […] parai[ssait] trop rigoureusement faite ». Ainsi, lors des grands froids de l’hiver 1861, il ne donna pas suite aux procès-verbaux dressés à l’encontre des cochers de la place de La Croix Rousse bien que ceux-ci eussent abandonné leurs véhicules pour se réchauffer dans une buvette.

Le rôle du commissaire au sein de l’autorégulation populaire lui ordonnait une grande discrétion. Il suivait une règle d’or : la prudence en toute chose, car il connaissait parfaitement les difficultés du terrain. Prenons un contre-exemple pour nous faire comprendre. En 1825, le commissaire Séon se retrouva face à un attroupement important de personnes manifestant leur colère à l’encontre d’un propriétaire ; certains semblaient plus excités que d’autres. Il décida d’arrêter un individu dont l’attitude était particulièrement effrontée. Rien de plus normal jusqu’à présent. Seulement, l’employeur de l’interpellé vint demander au commissaire de le relâcher, qu’il avait besoin de sa force de travail et qu’il répondait de lui. Séon le mit à son tour en état d’arrestation ainsi qu’un de ses amis qui cherchait à intervenir en sa faveur ; il compléta sa rafle en « embarquant » une femme qui avait causé du tumulte lors du rassemblement 1551 . Exception confirmant une règle de prudence généralement suivie ? Assurément : la plupart du temps, un commissaire tentait d’arrêter les meneurs (ici la femme et le premier individu appréhendé) ; mais il n’aurait jamais couru le risque des deux autres arrestations. Bien plus, face aux gages donnés par l’employeur et au vu de son statut social (il était maître boulanger ; son ami était horloger), il aurait libéré l’impétrant. Nous voulons indiquer par là que, d’une manière générale – mais nous le voyons non exclusive – le commissaire tentait d’allier la répression à la discussion pour apaiser les esprits. Prenons un autre exemple. Deux commissaires de police en patrouille sur la place Bellecour s’interposèrent dans une rixe. Ils furent molestés et insultés par les deux combattants mais n’essayèrent d’arrêter personne. Au contraire, une conversation s’engagea entre eux et un groupe de jeunes gens accompagnant les combattants, ces derniers arguant que leurs camarades étaient pris de vin et ne savaient pas ce qu’ils faisaient. Le groupe s’éloigna mais fut suivi par les deux fonctionnaires de police souhaitant « […] prévenir les accidens [sic] fâcheux qui pouvaient résulter de l’état d’effervescence dans lequel ils étaient […] ». Malgré certaines provocations toujours lancées par un même individu, les commissaires se turent et poursuivirent leur escorte. Plus tard, ils se renseignèrent sur l’état civil de l’agitateur afin, au besoin, d’opérer son arrestation 1552 . Cet épisode correspond à ces réactions communes de prudence dont faisaient preuve les commissaires.

Leur rôle au sein de l’infrajudiciaire porte à s’interroger sur leur possible indépendance vis-à-vis des directives de leurs supérieurs. Cette indépendance devait, selon toute vraisemblance, être autorisée par le pouvoir qui, s’il ne la maîtrisait totalement, se rendait bien compte qu’elle permettait de contrebalancer la répression des agents, de garantir l’ordre et de désengorger les tribunaux. Le rôle infrajudiciaire des commissaires était toléré et laissé à leur entière discrétion. A Lyon, les autorités supérieures pratiquaient elles-mêmes l’infrajudiciaire. Sous la Restauration, les affaires pour lesquelles les commissaires de police ne trouvaient pas de règlement amiable passaient en audience devant le maire 1553  ; cette habitude ne disparut pas et fut reprise notamment sous le Second Empire (le préfet remplaçant alors le maire). Le pouvoir souhaitait ainsi régler nombre de cas, comme on réglait des affaires de famille, entre soi, entre le père (l’autorité) et ses enfants (la population). Mais la plupart du temps, c’étaient les commissaires de police, figures tutélaires et paternelles auprès de la population, qui se chargeaient de ces règlements. Les autorités – préfectorales, municipales et judiciaires – leur laissaient toute latitude dans leur quartier ; à eux de l’administrer de la meilleure façon possible en alliant respect des lois et respect des personnes. Comme le précisait un responsable local au sujet d’un cabaret suspect : ‘«’ ‘ Je désire […] que cette surveillance ne soit en rien un obstacle aux plaisirs que ne réprouvent ni la morale ni le règlement de police’ ‘ 1554 ’ ‘ ’». Et de fait, certains commissaires s’opposaient parfois aux directives quand la réalité du terrain le commandait ou, tout au moins, les exécutaient tout en rédigeant un rapport expliquant leur désaccord 1555 . L’investissement personnel que demandait la gestion d’un quartier nuance l’aspect infantilisant de leur fonction qui transparaissait dans les relations à leurs supérieurs. L’incident rapporté plus haut, qui voyait un commissaire intervenir dans la vie privée d’une femme, s’éclaire également différemment : davantage qu’un signe du despotisme policier, on peut estimer que le fonctionnaire pensait réellement que cela fut son devoir ; il veillait sur sa population autant qu’il la surveillait.

Notes
1547.

Cf. annexe n°1/v.

1548.

ADR, 4 M 2, Copie du mémoire adressé par les commissaires de police au maire de Lyon, [sd ; transmis au ministre de l’Intérieur le 03/03/1828]. Vingt ans plus tard, un commissaire, dans son compte-rendu annuel de ses procès-verbaux, n’inclut pas « […] une infinité de plaintes portées journellement devant [lui], pour querelles, discussions d’intérêts etc. etc. et par lui conciliées ». AML, I1 116, Rapport du commissaire de police du Palais des Arts, 04/01/1849.

1549.

Cf. annexe n°1/v.

1550.

Pour ce qui suit, cf. AML, 1121 WP 1.

1551.

ADR, 4 M 186, Rapport du commissaire de police du Port du Temple, 14/10/1825.

1552.

ADR, 4 M 177, Rapport du commissaire de police de la place Louis le Grand, 02/05/1818.

1553.

ADR, 4 M 2, Copie du mémoire adressé par les commissaires de police au maire de Lyon, [sd ; transmis au ministre de l’Intérieur le 03/03/1828].

1554.

ADR, 4 M 454, Lettre du préfet du Rhône au commissaire de Saint Didier au Mont d’Or, 12/08/1853.

1555.

Voir, au sujet de l’usage des enseignes que la mairie voulait supprimer et qu’un commissaire souhaitait conserver, AML, I1 116, Rapport du commissaire de police du Palais des Arts, 21/11/1848.