Cette proximité pouvait-elle être totale ? Puisque le commissaire suivait les sensibilités bourgeoises et une pensée binaire, il lui était donc impossible de toujours comprendre le peuple – et inversement. Lui aussi tentait de réfuter les rumeurs irrationnelles et d’éduquer les masses, à l’image du commissaire central : ‘«’ ‘ Je me suis particulièrement attaché à éclairer les ignorants, à détromper les crédules, en leur faisant bien sentir qu’un article signé du duc de Crès ne pouvait se rapporter à l’époque actuelle, ’ ‘et que 1815 n’était pas 1820’ ‘ 1562 ’ ‘ ’». Dans la même veine, confronté à une petite vieille ayant volé un pain de beurre de 750 grammes et qui invoquait sa grande misère, un commissaire de police ne retint que son manque de repentir 1563 . Le dialogue que les commissaires entamaient quotidiennement avec les classes populaires, la compréhension qui les animait parfois, pâtissaient à l’occasion du décalage entre les deux systèmes. Tout cela arrivait assez rarement tant l’effort de communication était important. Dans les rapports hommes/femmes, par exemple, le commissaire reconnaissait le droit d’un époux à corriger sa femme et celui de l’épouse à porter plainte. Sa présence aidait à la prise de parole féminine ; n’oublions pas également que les mères rapportaient souvent le viol d’un enfant au commissaire avant même d’en avertir leur mari. Le commissariat était bien un espace d’expression accordé aux femmes qui s’en saisissaient avec force. Malgré tout, nous l’avons déjà souligné, les masques sociaux guidaient en partie les rapports : la raison du mari était souvent la plus forte car soutenue légalement. Le commissaire ne pouvait que tenter des aménagements la plupart du temps limités ; lorsqu’un mari battait trop souvent sa femme, il usait de son autorité pour tenter de l’apeurer et lui faire adopter un meilleur comportement en le menaçant de prison.
Les masques étaient d’autant plus difficiles à faire tomber, la réalité des enjeux sociaux du quartier était d’autant plus difficile à dégager pour les commissaires de police qu’ils restaient en moyenne peu de temps en poste. Même un bon fonctionnaire ne pouvait alors pas vraiment s’imprégner de l’atmosphère d’un quartier ni même de sa réalité socio-économique. Dans ce cas, le peuple aurait continué à formuler ses demandes sans avoir toujours un retour suffisant. Il faudrait travailler de façon exhaustive sur les archives du XIXe siècle pour savoir si une faible durée en poste coïncidait avec un rejet du commissaire. Cependant, les résultats ne seraient, à notre avis, ni probants ni significatifs et ce pour trois raisons. Tout d’abord beaucoup de commissaires restèrent relativement peu de temps en poste alors que, globalement, ils conservaient toujours une proximité avec leurs administrés. Ensuite, quand bien même cela jouerait, nous ignorons le temps qu’il fallait à un commissaire pour connaître parfaitement un quartier et pour se faire accepter (surtout qu’il n’était pas forcément question de temps moyen : une réaction, une initiative jugées favorablement par la population pouvaient intervenir à tout moment et précipiter une acceptation). Enfin, le commissaire du XIXe siècle était un fonctionnaire, soit un homme changeant fréquemment de poste et devant s’acclimater rapidement à de nouvelles situations mais pour faire le même travail (les demandes populaires devaient être les mêmes partout) – et si c’était cela la marque la plus probante d’une professionnalisation ?
Si nous avons affaire à des professionnels, nous devons d’abord considérer les commissaires comme des hommes du pouvoir. Ils participaient du règlement infrajudiciaire et, dans le même temps, faisaient appliquer la loi. Il serait naïf de croire qu’ils œuvraient à la conservation du système populaire d’autorégulation. Pris entre deux feux, ils étaient les seuls à jeter des passerelles au quotidien entre les deux systèmes normatifs. Il y a quelques années, on aurait parlé à leur propos d’intermédiaires culturels ; nous préférons employer l’expression de passeurs de normes résumant tout le travail de ces fonctionnaires qui participaient au quadrillage et à l’éducation du peuple mais qui savaient lui laisser une marge de manœuvre suffisante et ne pas étouffer ses façons de faire. Bergeret, un responsable de la police lyonnaise sous la Deuxième République et au début du Second Empire, avait tout à fait compris ce rôle de liaison qui était celui des commissaires « entre ceux qui ont et ceux qui n’ont pas 1564 ». Selon lui, il était primordial que le fonctionnaire inspirât confiance, devant être ni trop rigoureux – on ne gouvernait pas par la crainte – ni laxiste – il n’aurait plus eu la confiance de ses supérieurs. Le commissaire représentait le pouvoir : s’il était bon, le peuple pensera être bien gouverné, s’il était mauvais… A suivre Bergeret, les mauvais commissaires auraient inspiré au peuple une mauvaise image du gouvernement ce qui aurait contribué à causer la révolution de février 1848. Bref, il estimait que les commissaires étaient les « instituteurs de la canaille » et les agents de moralisation des masses, sans comprendre ce que la réalité comprenait d’échanges.
Les commissaires passaient également des arrangements avec la population comme ce fut le cas avec la gestion des garnis. Rappelons qu’ils avaient mis au point, avec les logeurs et les logés, une sorte de compromis tacite qui laissait une appréciable marge de manœuvre aux classes populaires, mais cela signifiait que, si les commissaires desserraient les mailles du quadrillage, ils s’autorisaient en retour à intervenir rapidement dès qu’une certaine limite était franchie par la population ; ils passaient de semblables accords avec les matrones, dans le cadre de la surveillance des hétérotopies, ce que le peuple, comme nous l’avons souligné, acceptait avec difficulté. Les commissaires n’agissaient donc pas en faveur des classes populaires mais pour l’ordre qui, parfois, ne pouvait être maintenu qu’à coups de compromis. D’après leur origine sociale, les commissaires possédaient une sensibilité bourgeoise et adhéraient, globalement, aux représentations des élites. En ce sens, leur but était bien de moraliser et civiliser les classes populaires ; mais, à vivre à leur contact, ils apprirent à connaître leurs manières d’être et d’agir bien mieux que quiconque fréquentant les sphères du pouvoir. Ils avaient compris que leur intérêt était de ménager la population stable de leur quartier et de stigmatiser les outsiders, les intrus dont les mésaventures entraînaient moins la solidarité du voisinage. De son côté, le peuple ne subissait pas – ou pas seulement – l’action acculturante du commissaire, il l’intégrait à son système d’autorégulation. Il savait mieux faire la part des choses que Bergeret ne l’imaginait. C’était effectivement nier toute implication stratégique de sa part : il savait tout l’intérêt qu’il pouvait avoir à s’adresser aux commissaires de la ville. La relation entre la population et le fonctionnaire de police était affaire de circonstances.
Au départ, comme une évidence, nous avons retrouvé le peu d’estime que les Lyonnais portaient à leur police. Aucun fonctionnaire ne paraissait trouver grâce à ses yeux – et surtout pas les agents accusés de les provoquer à longueur de journée. Les raisons de ce désamour ne manquaient pas : incapacité, brutalité, dépravation, etc. A regarder de plus près, on s’est aperçu que, dans la pratique, le peuple opérait une distinction entre les agents – mauvais policiers – et les commissaires – bons policiers ; partition qui n’est pas sans rappeler celle que les élites opéraient entre bons et mauvais pauvres. Mais là où ces dernières se cantonnaient dans leurs représentations, le peuple composait sa partition grâce à sa propre expérience quotidienne.
Ainsi la figure du commissaire est-elle ressortie comme essentielle. Ce fonctionnaire était un des rares hommes de pouvoir avec qui les classes populaires pouvaient directement échanger. Son rôle, entre les normes venues d’en haut et celles du bas, était essentiel puisque lui incombait la tâche peu aisée de relier deux mondes entre eux et de combler leur décalage. Il y arrivait notamment en se positionnant entre l’autorégulation et le judiciaire, au centre du phénomène infrajudiciaire qui n’était rien d’autre qu’un laboratoire de la conciliation. Le commissaire de police avait récupéré le rôle d’éducation de la population autrefois dévolu au prêtre (‘«’ ‘ welfare and pastoral role of the Church’ ‘ 1565 ’ ‘ ’») : sermons, respect de la Loi, confession et échange.
En étudiant les relations peuple/police, il devient indéniable que le XIXe ne fut pas uniquement un siècle de répression. Entre « terreur » et « miséricorde » 1566 , le pouvoir entretenait sa schizophrénie, recherchant l’ordre urbain en alternant pardon, arrangement, loi et châtiment. Et encore cela est-il faux : le pouvoir, nous l’avons vu, ne se caractérisait pas par une succession répétitive de moments de coercition et d’autres de relâchement mais par l’entremêlement de ces deux temps. Et le peuple fonctionnait exactement de la même manière, respectueux et haineux envers le pouvoir, violent contre le policier et serein face au commissaire.
AML, I1 114, Lettre du commissaire central au ministre de l’Intérieur, 19/02/1820.
AML, I1 116, Rapport du commissaire de police du Palais des Arts, 16/12/1847.
AML, 1160 WP 7, Note de Bergeret, commissaire spécial, sur les commissaires de police, sd [1851].
Clive EMSLEY, « Policing… », art. cit., p. 280.
John STEVENSON, « Social control… », art. cit., p. 45.