B- Dialogue ou monologues ?

Après l’étude de l’opposition peuple/police, du lien privilégié unissant la population aux commissaires de police, est-il possible d’approcher d’encore plus près les attitudes des uns et des autres ? On se propose d’appréhender ce qui caractérise peut-être le mieux une rencontre : la parole. Celle qui circulait entre le peuple et les autorités, et qui a été conservée dans les archives, n’était créée que par l’événement qui aboutissait à la confrontation policière ou judiciaire. L’historien tient ainsi à sa disposition un impressionnant corpus d’interrogatoires retranscrivant les questions et les réponses. A partir de ce matériau très riche, on peut observer les représentations mises à l’épreuve de la pratique, c’est-à-dire les façons d’appréhender l’autre – non plus au sein du groupe, non plus comme une image abstraite – mais seul à seul, d’individu à individu. A un second niveau, ces face-à-face permettent de saisir le décalage, voire la proximité, entre les systèmes : qu’est-ce qu’une réaction aux propos d’autrui induisait de compréhension ou d’incompréhension ? On retrouve dès lors l’interrogation posée en titre : il faudra en effet savoir si les rencontres autour de la parole relevaient de l’échange, donc du dialogue, ou si elles consistaient en des développements parallèles et hermétiques, donc des monologues.

Pour réaliser ce travail, trois sources différentes ont été mobilisées, permettant de concilier les approches quantitative et qualitative : les réactions suivant une verbalisation, les stratégies de défense face au commissaire central et les interrogatoires menés par le juge d’instruction retrouvés dans les dossiers d’assises. Ces trois sources illustrent les trois étapes menant du policier au judiciaire et, donc, trois moments clés d’une rencontre peuple/pouvoir bâtie sur la parole. Les deux premières indiquent des réactions à chaud : elles nous permettent de cerner quelques-unes des attitudes les plus courantes. Cette approche sera complétée et affinée par l’étude des interrogatoires dont le froid déroulement créait un jeu discursif tendu. Anticipant la moue qui assombrira le visage de certains à la lecture de ces lignes, faisons une remarque au sujet des biais inhérents à l’utilisation de ce type d’archives. Un mot suffira tant les interrogatoires cristallisent les reproches adressés à l’ensemble des documents policiers et judiciaires – et nous ne voulons répéter nos propos liminaires. Bien sûr, les propos sont rapportés, édulcorés et parfois travestis – mais résistons à la facilité paranoïaque et ne pensons pas que les propos du peuple ne reflétaient pas sa pensée sous prétexte qu’il s’adaptait à son interlocuteur. Sottises : tout l’intérêt est ici justement, dans le déploiement des stratégies des interlocuteurs pour tenter d’avoir le dessus. Les réponses à un interrogatoire sont le produit d’un individu et de son groupe social, entre lesquels s’intercale le pouvoir demandeur qui incite à ajuster ses propres réponses 1567 . Plus pertinente serait la critique pointant les défauts possibles d’une analyse réalisée à partir d’entrevues entre le pouvoir et des prévenus. Le biais serait alors que ces derniers se placeraient d’emblée dans une position désavantageuse par rapport à un pouvoir en position de force. Mais, répondrons-nous, cela n’empêchait pas le face-à-face d’avoir lieu. Allons plus loin et renversons le problème : dans la plupart des confrontations individuelles peuple/pouvoir, la partition inférieur/supérieur n’est-elle pas toujours de mise ? Il n’était pas non plus évident que le peuple se considérât réellement comme étant dans une position inférieure ; de quelle manière n’était-il pas persuadé que tout pouvait s’arranger à son avantage ?

Notes
1567.

Cf. Maurizio GRIBAUDI, « Identité individuelle et sociabilité de quartier à Turin entre les deux guerres », in Maurice GARDEN, Yves LEQUIN, Habiter…, op. cit., pp. 293-294 ; Yves CASTAN, Honnêteté…, op. cit., p. 39. Pensons également à Arlette Farge pour laquelle « l’archive ne dit peut-être pas la vérité, mais […] de la vérité, au sens où l’entendait Michel Foucault, c’est-à-dire dans cette façon unique qu’elle a d’exposer le Parler de l’autre, pris entre des rapports de pouvoir et lui-même, rapports que non seulement il subit, mais qu’il actualise en les verbalisant » (Le goût…, op. cit., p. 40).