1 - En pleine panique

Pris sur le fait 1568

Lorsque les sergents de ville verbalisaient, certains fautifs se taisaient, résignés, quelques-uns s’empressaient de réparer leur faute et nettoyaient la cour malpropre qu’ils avaient négligée 1569 . Ceux qui tentaient un embryon de défense devant les agents de police appartenaient généralement aux couches populaires de la ville. Leurs réactions étaient diverses. Evacuons la réaction violente que nous avons déjà observée pour citer la ruse populaire consistant à livrer aux forces de l’ordre une fausse identité et une adresse fantaisiste. Plusieurs préféraient avouer immédiatement leur ignorance : ‘«’ ‘ on ne leur avait jamais rien dit pour recevoir du monde après minuit’ 1570  » ; ‘«’ ‘ a répondu en avoir jeté d’autres fois [des immondices par sa fenêtre]’ ‘ 1571 ’ ‘ ’». Comment tenir pour illégal ce qui appartenait à des façons de faire habituelles et que des policiers venaient soudainement verbaliser : que ne l’avaient-ils faits par le passé ? Et pourquoi ne verbalisaient-ils pas les autres ? ‘«’ ‘ […] elle a répondu qu’elle n’était pas la seule qui marchait sur le trottoir’ 1572  ». Le rapport aux normes se teintait d’incompréhension : non seulement les habitudes ordinaires étaient du jour au lendemain la cible des autorités mais la répression paraissait inique. Brouchoux et Rousselier ‘«’ ‘ […] ont répondu qu’ils sortaient de bien dîner, et qu’ils croyaient qu’il était permis de s’amuser surtout un samedi’ ‘ 1573 ’ ‘ ’». Il y aurait donc une méconnaissance des ordonnances et des arrêtés. Il est également fort possible que ces aveux fussent faussement naïfs. Lorsque les époux Million furent verbalisés pour dépôt non éclairé sur la voie publique, la femme avoua aux sergents de ville : « nous ne savions pas qu’il fallait éclairer » ; mais plus tard, au commissariat, son mari évoqua de la malveillance 1574 … Le mensonge venait ainsi vite à la bouche des coupables. Les cabaretiers usaient tous de la même tromperie, se vantant de posséder une autorisation préfectorale qui, naturellement, était toujours orale ! Les agents avaient appris à se méfier d’une telle déclaration et ne lui accordaient plus aucun crédit – ce qui les amenait parfois à verbaliser des possesseurs d’une autorisation tout à fait viable.

On peut, enfin, citer la défense d’une laitière, très représentative des réactions populaires : ‘«’ ‘ cette femme qui, au moment de la contravention du délit qui lui est imputé, a cherché à se disculper en disant à l’inspecteur qu’elle avait acheté la marchandise falsifiée qu’elle vendait, interrogée ensuite par nous, elle a d’abord persisté dans ses premiers moyens de défense, en nous déclarant que le lait dont il s’agit lui avait été vendu par une laitière de Meyzieu mais sommée par nous de la faire connaître, elle a répondu négativement et d’une manière évasive’ ‘ 1575 ’ ‘ ’». Reporter sa faute sur autrui, ne plus se souvenir précisément de cet autre et entretenir volontairement un flou qu’on pense approprié était une stratégie des plus communes. Les autorités ne se laissaient jamais prendre face à une telle attitude, ce qui tend à dévoiler des divergences flagrantes d’appréciation de la culpabilité et des circonstances atténuantes. Chez beaucoup, il y avait une réelle volonté de ne laisser aucune prise au pouvoir afin qu’il ne puisse constituer la moindre preuve ; dans le même temps, on ne peut exclure que les classes populaires, accordant de l’importance à la parole donnée, avaient quelques difficultés avec la notion d’enquête et une connaissance lacunaire de la transmission des informations entre les différentes autorités. Du côté du pouvoir, un prévenu était forcément coupable (d’ailleurs, la justesse des procès-verbaux que les commissaires annulaient était moins en cause que leur sévérité). Mais ce ne sont là que de premières hypothèses que les interrogatoires d’assises devraient confirmer ou infirmer.

Ce qui est certain – et immédiatement visible au niveau policier – relève de l’inégalité flagrante entre les moyens de défense du peuple et ceux des bourgeoisies. La défense des plus humbles était orale et immédiate. Malgré leur habitude du commissariat, ils l’assiégeaient rarement afin de porter plainte… contre la police. Il en allait tout autrement des classes supérieures de la société lyonnaise qui n’hésitaient pas à intervenir personnellement, soit par écrit, soit en se portant chez le commissaire – et le plus souvent en usant des deux méthodes conjuguées. Les contraventions étaient pour elles de contrariantes peccadilles obligeant à des dérangements inutiles. Connaissant leur force, elles faisaient preuves d’une assurance à tout crin, s’autorisant à blâmer ouvertement la conduite des forces de l’ordre. Benoît Dumas ne se gêna pas pour dénoncer un fonctionnaire au préfet : ‘«’ ‘ Il me paraît dans ma faible connaissance des droits de chacun, que le public n’est pas le serviteur de M. Blanc [chef de la voirie] ; mais bien ce dernier et qu’il doit recevoir en se modérant dans les limites des convenances’ ‘ 1576 ’ ‘ ». ’Pradel écrivit à un commissaire de police qu’un sergent de ville s’était « trompé » et qu’il avait mal fait son travail 1577 . Un autre condamna l’agent qui l’avait laissé commettre un délit au lieu de l’avertir 1578 . Rendre autrui responsable était la défense privilégiée des élites mais, contrairement au peuple, elles n’entretenaient pas un flou de circonstance et nommaient le coupable. Elles feignaient d’ignorer la loi et tentaient d’attendrir les commissaires en excusant les (supposés) fautifs. Ragaud, propriétaire, fut verbalisé le 20 novembre 1861 pour dépôt de bois et embarras sur la voie publique. Il écrivit au secrétaire général pour la police afin de se disculper dès le lendemain. Sa façon de présenter l’affaire renversait les perspectives : là où les sergents de ville avaient constaté un délit et dressé un procès-verbal contre le responsable, il déplaçait son récit – car s’en était un – en amont. Le bois, expliquait-il, avait été déchargé par ses domestiques, pendant que « le pauvre voiturier […] grelottait sur sa voiture, par un brouillard glacial, tandis que son cheval était exposé à prendre un refroidissement ». Le voiturier déposa sur le pavé les dernières bûches et quitta la place. Ragaud trouvait les règlements « bien durs » et conclut sa lettre en faisant toujours du voiturier le principal protagoniste de l’histoire. « En effet, un procès parce qu’un pauvre diable qui ne pouvait plus tenir du froid et qui voyait surtout son cheval exposé à prendre une maladie, aurait cherché à abréger cette position de quelques minutes, c’est rigoureux, et il faut convenir que si le rédacteur du règlement s’était trouvé dans un position semblable il aurait bien pu lui-même oublier cette condition ». Il ressort de cette lettre que Ragaud était le défenseur du voiturier qui aurait été la victime d’une loi sévère. Finalement, il ne mettait pas le pouvoir à sa place, mais à celle du voiturier. En faisant passer ce dernier pour un contrevenant bien excusable, il se détachait de toute responsabilité 1579 .

Les différences de tactique entre le peuple et les bourgeoisies n’étaient pas très importantes. Mais le poids social des secondes, le prestige de l’écrit et le maniement d’une rhétorique parlant davantage au pouvoir que celle employée par le peuple, créaient une inégalité patente – encore accrue par les appuis dont pouvaient bénéficier certains membres de la bonne société. Ainsi, tandis que le petit peuple se débattait oralement avec de piètres excuses formulées sous le choc de la contravention, les bourgeoisies prenaient le temps d’affûter leur défense et de s’assurer le soutien de personnes influentes – le commissaire, le secrétaire général pour la police, voire le préfet. Le peuple s’adressait systématiquement au préfet pour régler tous ses problèmes – sous la forme désormais bien connue de la supplique – alors que ce dernier ne pouvait absolument rien pour lui. Etienne Bruy, tisseur, lui demanda ainsi de prendre en considération sa pauvreté qui l’empêchait de payer les deux francs d’amende auxquels il avait été condamné en simple police. Le préfet lui fit savoir que ‘«’ ‘ l’administration ne saurait en aucun titre intervenir dans les affaires de cette nature’ 1580  ». Pour s’en sortir, il fallait que l’homme ou la femme du peuple usât des armes des bourgeoisies et s’assurât l’aide de personnes bien placées. Un pauvre garçon de recette dont la femme était gravement malade fut « protégé » par un individu qui écrivit à son père – chef de bureau à la 3° division des finances de la préfecture – afin de ‘«’ ‘ vouloir bien employer [s]es bons offices au près [sic] du chef de bureau de la police de la ville pour éteindre toutes suites désagréables et arrêter les poursuites […]’ ‘ 1581 ’ ‘ »’.

Notes
1568.

Réalisé à partir de documents de simple police couvrant le Second Empire. Toutes les citations proviennent de l’unique dossier conservé aux archives municipales. Cf. AML, 1121 WP 1.

1569.

Id., Procès-verbal du 12/08/1854.

1570.

Id., Procès-verbal du 16/10/1861.

1571.

Id., Procès-verbal du 03/06/1861.

1572.

Id., Procès-verbal du 27/11/1861.

1573.

Id., Procès-verbal du 24/02/1861.

1574.

Id., Procès-verbal du 14/03/1861.

1575.

Id., Procès-verbal du 28/01/1863.

1576.

Id., Lettre de Benoît Dumas au préfet du Rhône, 11/06/1861.

1577.

Id., Lettre de Pradel à un commissaire de police, sd [1861].

1578.

Id., Lettre de [?] à un commissaire de police, 18/02/1864.

1579.

D’autres propriétaires eurent de semblables réactions, à l’image de celui condamné pour avoir laissé sa porte d’allée ouverte et qui fit habilement retomber la faute sur son concierge avant d’appeler non moins habilement à la clémence des autorités : « S’il y avait contravention je serais en droit de lui faire payer. Il est un pauvre diable, pardonné lui pour cette fois vût qu’il n’a été prévenu [sic] ». Id., Lettre de Goux au commissaire de police de Perrache, 21/11/1861.

1580.

Id., Lettre du préfet du Rhône à un commissaire de police, 10/1861.

1581.

Id., Lettre de Desmeurs fils à Desmeurs père, 17/01/1861.