Devant le tribunal de simple police

Après une contravention ou une arrestation pour un délit mineur, les fautifs qui n’avaient pas bénéficié d’un règlement infrajudiciaire passaient devant un tribunal habitué à trancher rapidement des dizaines de rixes, de cas de vagabondage ou d’entorse aux règlements de salubrité publique. Connaissant la faiblesse des archives lyonnaises traitant du petit parquet ou de la simple police, nous ne pensions pas pouvoir lire des retranscriptions d’interrogatoires – du moins jusqu’à ce que nous retrouvions un très beau document aux Archives municipales de Lyon : le registre des interrogatoires du Bureau central 1582 . Cette source ne pouvait être ignorée, bien que légèrement antérieure à notre période d’étude – du 11 nivôse an VI/31 décembre 1797 au 17 messidor an VI/5 juillet 1798. Les interrogatoires du bureau central opéraient le lien entre les arrestations et les comparutions devant le tribunal de simple police ; les prévenus, détenus à la maison d’arrêt de Roanne, étaient fixés sur leur sort : la liberté ou la mise en accusation. Il y avait donc, à ce niveau, un minimum de dialogues puisque, par l’échange de questions/réponses, un fonctionnaire s’assurait de la culpabilité ou de l’innocence de tel ou tel. Cela laissait une réelle marge au prévenu pour qu’il libérât sa parole et fût à même de faire entendre sa vérité. Mais les dialogues étaient terriblement stéréotypés. Les mêmes questions étaient toujours posées, à commencer par celle, classique, demandant au prévenu de décliner son identité (nom, prénom, lieu de naissance, âge, profession, domicile). Une deuxième série de questions s’attachait aux motifs de l’arrestation et quêtait des précisions ; il était fréquent de demander au suspect pourquoi il avait été arrêté. En cas de dénégation, il lui était rappelé les faits constatés par la police. A cette base, pouvaient s’ajouter – mais c’était loin d’être une obligation – diverses questions subsidiaires. On relèvera, dans de nombreux cas, la brièveté des questions et la non moins rapidité des réponses. Si un prévenu se bornait à nier deux fois les faits qu’on lui imputait, l’interrogatoire prenait fin sans plus d’insistance. Inévitablement, des incompréhensions subsistaient, expressions du décalage entre deux systèmes normatifs. Un homme, accusé d’avoir insulté son propriétaire et de s’être porté à des voies de fait contre lui, répondit : ‘«’ ‘ […] on exagère, […] il y a eu simplement quelques propos tenu de part et d’autre à la suite desquels la femme de lui prévenu a jetté contre le plaignant une tête de mouton qu’elle venait d’achetter [sic]’ ‘ 1583 ’ ‘ ’». Le fossé était béant entre un pouvoir soucieux de repérer une victime et un coupable afin de faire la lumière sur un délit et d’enclencher une dynamique répressive, et le prévenu, homme ou femme du peuple, qui considérait sa réaction comme légitime dans un conflit ressemblant à n’importe quel autre. Il y avait bien là deux monologues, chacun restant sourd aux arguments de l’autre car aucun ne souhaitant abandonner sa propre logique interne de compréhension de l’incident. Par la parole, ils exposaient à tour de rôle leur version, persuadés que l’autre comprendrait leur point de vue.

Le registre nous apprend davantage sur les choix défensifs des prévenus 1584 que sur les techniques d’interrogatoire. Pour avoir une idée de ces choix, nous avons quantifié 100 interrogatoires dans une base de données 1585 . Sept défenses différentes ont été recensées, s’articulant principalement autour des notions d’aveu, de dénégation et de justification.

Tableau n° 66 : Les systèmes de défense des prévenus devant le Bureau central (100 cas) – 1797-1798
Choix défensif %
Nier 26
Nier et justifier 32
Avouer 1
Avouer et justifier 11
Justifier 23
Nier et avouer 4
Amnésie alcoolique 3

Très peu se réfugièrent derrière l’excuse de l’alcool en prétendant ne se souvenir de rien. Toutefois, excuser par l’alcool un geste ou une parole impossible à nier était, de manière générale, une façon de faire très courante. L’aveu n’était pas non plus une pratique répandue puisqu’à peine un cinquième avouèrent un délit. Et encore !, les aveux spontanés étaient rares, de même que les aveux extorqués auprès d’un suspect ayant d’abord nié. La moitié d’entre eux rendirent certes les armes mais non sans avoir justifié leurs actes. La justification n’était jamais très élaborée : celui qui, par exemple, avait participé à une rixe le reconnaissait mais précisait avoir répondu à une agression. La plupart (58%) optèrent explicitement pour une stratégie de dénégation systématique ; si on ajoute les 23% qui se contentèrent de seulement se justifier – ce qui revenait à nier sa culpabilité – huit individus sur dix prirent le parti de clamer leur innocence. 26% se bornèrent à tout nier en bloc sans rien ajouter 1586  ; 32% nièrent en se justifiant. On note enfin que les 2/3 étaient dans la justification (accompagnée ou non d’aveu ou de dénégation), ce qui ne surprend guère quand on se souvient du style des suppliques. Se justifier signifiait souvent exprimer une naïveté, qu’elle fût ou non feinte : « je ne savais pas que… », « c’est un tel qui… ». Les justifications, on l’a noté, étaient des plus sommaires. Quand il était demandé de fournir un papier, le prévenu répondait qu’il l’avait perdu ; s’il s’agissait d’un faux, il assurait qu’il avait été fait dans son « pays ». Cela pose la question de la réception des normes et de leur caractère obligatoire, ainsi que celle de l’ignorance du fonctionnement de l’Etat centralisateur. Tous avouaient ignorer la cause de leur arrestation. Agir de telle ou telle sorte, selon des normes rigides, était impensable pour des individus habitués à ajuster leurs actions et leurs réactions en fonction des événements ; cet état d’esprit explique quelques-unes de leurs attitudes. Les prévenus semblaient persuader qu’ayant leur mot à dire, ils étaient à même d’influencer le cours des choses ; ils espéraient et tentaient un dialogue, dans le sens où ils cherchaient à susciter la réaction de leur interlocuteur dont ils estimaient, peut-être, être les égaux dans la discussion. C’est pour cela que certains ne semblaient pas comprendre le poids de leurs aveux puisqu’ils les accompagnaient de détails sensés expliquer le bien-fondé de leur comportement.

Une question s’impose : comment se développait une défense en fonction du délit commis et du profil du délinquant ? En fait, il n’y avait pas vraiment de défense typique réservée à un délit, puisque la plupart des prévenus niaient et/ou se justifiaient. On remarque cependant une différence notable dans l’utilisation de la justification. Dans le cas d’atteintes contre les personnes ou de troubles à l’ordre public, le prévenu niait et proposait sa version personnelle de l’histoire. En revanche, la justification utilisée seule était préférée par les prêtres réfractaires, les voleurs et les innombrables individus arrêtés pour défaut de papiers. Il n’était alors pas vraiment question de nier ou d’avouer, mais de prouver son état – par exemple en exhibant des papiers en règle. On constate nettement que les récits étaient relatés par les prévenus de violence alors que les justifications purement « techniques » étaient employées dans les affaires de vol ou de contravention aux ordonnances. Mais il y a peu à en dire relativement à l’existence de systèmes défensifs spécifiques à des groupes d’individus. Ni le sexe (15 femmes sur 100), ni la profession ne livrent de données remarquables. La répartition par âge des prévenus – compris entre 15 et 63 ans – s’équilibrait harmonieusement, 51% ayant au moins 30 ans et 49% étant plus jeunes. Quel que fût leur âge, les prévenus utilisaient de la même manière les différentes défenses possibles. Tout cela va dans le sens d’une pratique de la défense commune aux classes populaires. On relève toutefois une différence entre les natifs de Lyon et de La Guillotière (37% des prévenus) et les autres. Les premiers représentent la moitié de ceux choisissant de nier les faits qui leur étaient imputés. Quand on était de la ville, on réfutait plus facilement les accusations car on était peut-être plus sûr de soi – à tel point que, parfois, on estimait pouvoir se passer de justification. Les horsains avouaient davantage et, surtout, se sentaient obligés de se justifier (34 des 42 qui étaient à Lyon depuis moins d’un an utilisèrent une rhétorique justificative ; savaient-ils, ou pensaient-ils, que le pouvoir les considérait comme davantage coupables que les natifs ?

En résumé, les interrogatoires et les défenses au moment de l’arrestation ou, plus tard, au Bureau central, paraissaient très codifiés ; entre questions et réponses convenues, il y avait peu de place laissé à l’échange et, partant, à l’opposition argumentée entre la vérité de l’interrogé et celle de l’interrogateur. Cette impression tient aussi de la nature des rencontres, trop brèves pour donner corps à de véritables échanges et portant sur des délits mineurs auxquels l’administration avait peu de temps à consacrer. Peut-être en allait-il autrement dès lors que l’enjeu était d’importance, qu’il ne s’agissait plus de délits mais de crimes et que le temps écoulé empêchait la panique du prévenu ; alors, peut-être, ne se contentait-on plus de quelques mots échangés à la va-vite.

Notes
1582.

AML, I3 6.

1583.

Id., Interrogatoire de Jean-Claude Vollerin, 13 pluviôse An VI.

1584.

Les prévenus appartenaient tous aux classes populaires : ouvriers, artisans, petits boutiquiers, marchands ambulants. Il est possible de comparer ces résultats avec les études menées par les modernistes. Voir en particulier Natalie ZEMON-DAVIS, Pour sauver sa vie. Les récits de pardon au XVI e siècle, Paris, Seuil, 1988 (première édition originale 1987), 279 p.

1585.

Cf. annexe n°1/vii.

1586.

Ce qui aboutissait à des échanges pour le moins distordus, les questions étant très longues, rappelant tous les faits dans un récit parfois interminable, et les réponses se faisant lapidaires – « cela est faux », « ce n’est pas vrai ».