Le rôle du magistrat

Dans la salle où se déroulaient les interrogatoires, trois personnes étaient présentes : le prévenu, le juge d’instruction et son greffier. Ce dernier se contentait de retranscrire les paroles prononcées par les deux autres. L’instruction était écrite, secrète et non contradictoire ; ‘«’ ‘ elle consign[ait] tous les éléments de l’accusation recueillis au cours des interrogatoires des prévenus, de l’audition des témoins, des perquisitions et visites domiciliaires, ainsi que les rapports d’expertise’ ‘ 1588 ’ ‘ ’». Le rôle du juge était de préparer le dossier en interrogeant les témoins d’un crime et en essayant de trouver les éventuels coupables (lui seul interrogeait ; quand de rares prévenus s’aventuraient à le questionner, il ne répondait jamais). Il souhaitait obtenir des aveux de la part du ou des prévenu/s. Contrairement à ce qui se passait au Bureau central, il était vraiment question d’établir une culpabilité à propos d’un fait grave passible des Assises. Durant la grande vague de propos séditieux des premières années de la Restauration, il était patent que le pouvoir cherchait à tout prix des coupables pour qu’on cessât d’insulter le souverain en toute impunité. L’a priori de la culpabilité pesait d’un poids important sur le discours du juge d’instruction.

Lors de la première entrevue, le juge s’enquérait de l’état-civil du prévenu (nom, prénom, âge, lieu de naissance, nom des parents, domicile, profession), de son parcours géographique (depuis combien de temps était-il à Lyon ?), professionnel (avait-il connu des périodes de chôme ?), judiciaire (quels antécédents ?) 1589 . Etre Lyonnais depuis peu, ne plus travailler et avoir subi des condamnations étaient autant de preuves à charge. Ensuite seulement était abordée l’affaire à proprement parler. Ces questions de base, prenant parfois beaucoup d’importance, révèlent un pouvoir soucieux de rechercher une faille. Les représentations conditionnaient une partie de l’interrogatoire : le coupable avait certainement une vie déréglée et un comportement pathologique. Le portrait moral et social aidait à connaître les prédispositions des prévenus ; parfois, il était patent que le pouvoir jugeait un individu tout autant que son crime. Naturellement, les questions étaient orientées en fonction du crime : les affaires de mœurs amenaient à interroger la vie privée et la moralité, les cris séditieux à cibler des comportements politiques.

Ces questions étaient la plupart du temps posées frontalement, davantage sous la forme d’affirmations plaçant le prévenu en face d’accusations graves : « Vous êtes accusé de… » annonçait le juge en guettant les réactions du prévenu. Puis il déroulait les faits à charge, accumulait les indices accablants ; le prévenu tentait des réponses, réfutait, argumentait mais le juge ne semblait pas s’en soucier, poursuivant sa démonstration, comme si le prévenu n’avait à être présent qu’au cas où il consentirait à avouer. Ce n’était que dans un second temps que le juge posait de véritables questions appelant des réponses précises. Si cela s’avérait insuffisant, il organisait une confrontation entre le prévenu et un témoin. Plus rarement, il essayait de le tromper comme dans ce cas d’un père soupçonné d’inceste : ‘«’ ‘ D’après des renseignements positifs qui nous sont parvenus, votre enfant est atteinte d’une maladie vénérienne et paraît avoir été violée, savez-vous d’où peut venir cette maladie et qui en est l’auteur ?’ ‘ 1590 ’ ‘ »’. La plupart du temps, il préférait expliquer le déroulement de l’affaire et conseillait au prévenu la meilleure conduite à tenir : « Le silence que vous gardez à cet égard ne dépose pas en votre faveur », « je vous engage dans votre propre intérêt à me dire toute la vérité », ‘«’ ‘ vous ne voulez pas nous faire connaître la vérité, vous nous forcez à penser que vous êtes le complice de Dubois »’ 1591 . Il ne cachait pas le cheminement de sa pensée, ni même parfois sa façon de penser, car le magistrat jugeait les faits avec sa propre sensibilité, comprenant comme indice à charge les comportements choquants du prévenu : ‘«’ ‘ Après avoir eu connaissance de l’assassinat, comment avez-vous fait pour continuer à habiter avec cet homme et surtout pour garder le logement et les meubles où le crime avait été commis ?’ ‘ 1592 ’ ‘ »’. Il ne pouvait s’empêcher de porter un jugement sur les actions supposées des prévenus – surtout en ce qui concernait les attentats à la pudeur sur mineurs, obligatoirement caractérisés comme des actes « odieux », « obscènes », etc. Chaque fois qu’il aurait agi différemment du prévenu, il ne se privait pas de le lui faire remarquer, adoptant ses propres comportements comme mesure étalon.

Le juge d’instruction s’appuyait sur la raison, n’hésitait pas à faire la morale. A un individu se plaignant de ses malheurs dus à de mauvaises fréquentations, il répliqua : ‘«’ ‘ Il ne faut en accuser que vous-même, votre défaut d’activité, et votre manque d’énergie’ ‘ 1593 ’ ‘ ’». En définitive, il calquait ses réactions sur les représentations qu’il avait du peuple ; guide d’un peuple incapable de distinguer le bien du mal, il devait lui dicter sa conduite, et, au besoin, le gronder 1594 . L’interrogatoire lui servait à exorciser la part d’ombre et les mauvais penchants qui contaminaient le bon peuple. Le juge d’instruction cherchait le repentir, traquait la vérité et, plus encore, mesurait l’effort que le prévenu consacrait à l’éclosion de la vérité. On sait combien étaient appréciés des aveux spontanés ou, au contraire, combien étaient préjudiciables des mensonges répétés. Le magistrat posait des questions dont il connaissait la réponse, comme pour s’assurer du prévenu ; c’était le cas lorsqu’il lui demandait s’il avait subi des condamnations et qu’il le relançait, s’il n’était pas satisfait de la réponse (« n’avez-vous pas subi d’autres condamnations ? »). C’était aussi pour cette raison que, en cas d’absence de preuves ou d’aveux nets, il était tant attentif aux attitudes et aux moindres défaillances langagières. Il avait l’habitude de répéter au moins deux fois certaines questions, s’attendant à ce que le prévenu commît une erreur ; il était en effet courant de l’entendre nier énergiquement une première fois avant de se lancer dans des justifications – ce qui ne signifiait pas la même chose. Dans cette optique, le juge était très attentif aux attitudes, aux postures. Au petit parquet, un père accusé d’inceste eut des réactions qui lui furent peu favorables, à la différence de celles adoptées par sa fille. Lui, « un peu pressé de questions […] s’embarrass[a] dans ses réponses » ; elle, à l’écoute d’un discours édifiant où on lui demandait si elle disait réellement la vérité, ‘«’ ‘ […] vers[a] d’abondantes larmes, regrett[a] d’accuser son père, mais protest[a] énergiquement qu’elle di[sait] la vérité »’ 1595 . Ces attitudes n’étaient pas de simples preuves à charge mais des signes tangibles de culpabilité. Voulant faire avouer à une femme qu’elle avait tué son enfant, un juge provoqua les larmes de la prévenue qui ne dit mot. En conséquence, « il [était] évident que tout dans [sa] conduite indiqu[ait] que [son] intention était de cacher [son] accouchement et de détruire [son] enfant 1596  ».

Notes
1588.

Id., p. 16.

1589.

L’état civil et les antécédents judiciaires étaient des champs obligatoires, déjà imprimés sur les feuilles standard utilisées pour les retranscriptions.

1590.

ADR, 4 U 61, Affaire Gaillard, Interrogatoire du prévenu par le maire de Lyon, 02/03/1815 (on ignore pour quelles raisons le premier magistrat se substitua au juge d’instruction).

1591.

ADR, 4 U 72, Affaire Vidon, Interrogatoire du prévenu par le juge d’instruction, 16/09/1816.

1592.

Id., Ibid. Et plus loin, le juge s’interrogeait sur son manque de curiosité…

1593.

ADR, 4 U 270, Affaire Duvivier, Interrogatoire du prévenu par le juge d’instruction, 21/03/1878.

1594.

A un vieillard avouant n’avoir mis aucune malice dans ses gestes envers une petite fille mais avoir agi par plaisanterie, le juge lui rétorqua : « Vous êtes arrivé à un âge où on doit bien savoir qu’on ne plaisante pas de cette manière avec des enfants ». ADR, 4 U 192, Affaire Porte, Interrogatoire du prévenu par le juge d’instruction, 01/08/1866.

1595.

ADR, 4 U 149, Affaire Rabatel, Rapport d’audience du petit parquet par le commissaire de police des Chartreux, 22/08/1855.

1596.

ADR, 4 U 163, Affaire Nury, Interrogatoire de la prévenue par le juge d’instruction, 04/08/1860.