Placé en détention préventive, le prévenu ignorait l’état d’avancement de l’enquête et ne savait que ce que le juge consentait à lui dire ; il n’était pas autorisé à être assisté d’un avocat. Sauf en cas de confrontation, il n’avait pas idée de ce que les témoins avaient pu dire d’accablant à son compte et ce n’était que lorsque l’arrêt de renvoi devant la cour d’assises était promulgué et l’acte d’accusation établi qu’il prenait connaissance de son dossier. Cela induisait un premier biais car l’ignorance apportait finalement au prévenu une certaine confiance qui n’allait pas sans entraîner une incompréhension importante dans ses rapports avec le juge. Tandis que celui-ci tenait toutes les cartes en main et considérait le prévenu comme coupable, ce dernier estimait n’être que soupçonné et pouvoir s’en tirer à bon compte. A chaque fois, il fallait répondre aux mêmes questions, préciser les mêmes faits – ce que le prévenu ne faisait pas toujours. Le juge, soupçonneux, pensait qu’on essayait de le tromper. Ce qui était peut-être vrai mais, le plus souvent, c’était l’ignorance du prévenu qui ne pensait pas nécessaire de devoir répéter ce qu’il avait dit. Les prévenus avaient du mal à se représenter les liens existant entre le commissaire et le juge et que le second disposât de tout le travail liminaire du premier. Il y avait, là encore, la marque d’une certaine ignorance des rouages judiciaires imaginés toujours plus simples qu’ils n’étaient en réalité. Jacques Mion mentit au sujet d’un tiers car il craignait d’être renvoyé en police correctionnelle et de ne pas avoir de défenseur. Idée totalement farfelue ne correspondant en rien à la réalité judiciaire et que le juge d’instruction méprisa tant elle lui sembla absurde. Il ne pouvait saisir combien le fonctionnement de la justice était pour le peuple une mécanique obscure. Le prévenu persista – ‘«’ ‘ c’était pourtant bien ma pensée, qu’elle serve ce qu’elle voudra, c’est la vérité’ ‘ 1597 ’ ‘ ’» – et l’incompréhension s’accrut entre les deux. Au-delà, celle-ci avait pour cause la méconnaissance populaire des règles. Un tel qui était assigné à résidence n’avait certainement pas très bien compris la signification d’une telle surveillance puisqu’il partit dans un autre département ; confronté au juge qui lui demandait s’il avait formulé une demande d’autorisation, il ne manqua pas d’être surpris : ‘«’ ‘ Pour voyager ! Non pas du tout, quand j’ai eu mon argent je suis parti’ ‘ 1598 ’ ».
La supériorité du magistrat naissait aussi d’une différence de maîtrise de la langue. Le langage de la loi, pour paraphraser Michel Foucault, était celui d’une classe s’adressant à elle-même. ‘«’ ‘ Or avec nos langues, prudes, dédaigneuses, et tout embarrassées de leur étiquette est-il aisé de se faire comprendre de ceux qui n’ont jamais entendu que le dialecte rude, pauvre, irrégulier, mais vif, franc, pittoresque de la halle, des cabarets et de la foire…’ ‘ 1599 ’ ‘ »’. Voyez l’exemple suivant où un pauvre colporteur fut accusé de chanter des chansons subversives. Le juge s’indigna : ‘«’ ‘ Vous deviez bien vous apercevoir que cette chanson contenait une contravention aux lois constitutionnelles de l’Etat […] puisque l’on dit au Roi qu’il peut justifier de son rang suprême à force de vertus. Ce qui est supposé qu’il ne tient pas ce droit là de la naissance et de la loi constitutionnelle de l’Etat, mais seulement des vertus multipliées qu’il pourrait avoir’ ‘ 1600 ’ ‘ ».’ Evidemment, il ne s’en était pas le moins du monde aperçu… les vers de la chanson étant aussi subtils que l’explication du juge était alambiquée. Cette incompréhension existait aussi en sens inverse, lorsque le prévenu partait dans des tirades proprement absurdes pour le juge (maîtrise approximative du français ? fort accent ? difficulté à énoncer clairement ses idées ?) : ‘«’ ‘ Il entre ensuite dans des explications dans lesquelles il nous est impossible de le suivre’ ‘ 1601 ’ ‘ »’.
Une première lecture des interrogatoires donne à comprendre un fort déséquilibre entre le juge et le prévenu, entre le savoir et l’ignorance, entre le fauve et sa proie. La connaissance de l’affaire, de la procédure, la maîtrise de la langue et de ses subtilités avantageaient le juge qui paraissait ainsi écraser le prévenu de son savoir. Mais une lecture plus attentive infléchit quelque peu la simplicité de l’impression initiale : certes, l’interrogatoire mettait aux prises des professionnels rôdés à l’exercice judiciaire face à des individus peu habitués à se raconter en détails, mais il apparaît clairement que le prévenu se battait énergiquement en se servant de la parole que lui aussi maîtrisait. On ne peut non plus exclure qu’il put assimiler quelques connaissances judiciaires en assistant à des procès, en ayant été, directement ou indirectement, confronté aux tribunaux, en ayant lu des comptes-rendus de séances et en ayant en mémoire des pans entiers de la culture populaire du crime.
L’incompréhension venait également du caractère solennel des interrogatoires. A ce propos, soulignons que les prévenus s’adressaient au juge en leur donnant du Monsieur quasiment à chaque phrase ; s’il ne s’agit pas d’un ajout du greffier, cet emploi marquait le respect et la distance. Est-il besoin de préciser que le juge se contentait d’un simple vouvoiement, fixant d’emblée les rôles et les hiérarchies ? L’interrogatoire était certainement orienté dans le but d’intimider le prévenu, de provoquer de sa part des aveux plus ou moins rapides, de le faire enfin craquer. Il était bien rare que le juge d’instruction interrogeât une seule fois un prévenu. La plupart des interrogatoires étaient très longs et tous se répétaient, depuis les premières questions posées par le commissaire jusqu’aux ultimes comparutions devant le juge. On a du reste beaucoup écrit au sujet des individus impressionnés par la justice ; toutefois, peu semblent l’avoir été lors de ces entretiens et on souligne ici aussi la rareté des aveux spontanés ; les plus fragiles craquaient rapidement à l’image de cette jeune savoyarde de 21 ans, ouvrière en soie ignorant sa date de naissance et ne sachant ni lire ni écrire. Elle niait mais se heurtait à des preuves et des témoignages accablants. Au courant de toutes les pièces du dossier, le juge relatait en détail toute l’histoire, racontait à la prévenue tout ce qu’elle avait fait durant quelques heures de sa vie. « Cela est vrai » avoua-t-elle, impressionnée par le savoir de son interlocuteur à son propos et par la logique de son discours 1602 . Le juge disséquait le prévenu en pénétrant dans son intimité. ‘«’ ‘ Vous deviez bien vous apercevoir que vous n’aviez plus vos règles ?’ ‘ 1603 ’ ‘ »’ demanda-t-il brusquement à Sophie Nury qui ne pouvait alors que refuser le dialogue et l’inquisition judiciaire. La vie privée ne regardait que l’individu et sa famille ; en aucun cas autrui ne pouvait prétendre s’en mêler et ce n’était pas ce genre de question – qui plus est posée par un homme à une femme – qui était capable d’entretenir la confiance de la prévenue. L’incompréhension naissait donc du refus de la justice qui animait nombre de prévenus puisque, tout comme la police, elle pratiquait l’ingérence. C’était particulièrement net dans les affaires de mœurs pour lesquelles le prévenu tolérait difficilement une intrusion dans sa vie privée – le pouvoir mettant en lumière ce qui était de l’ordre de la sexualité personnelle. Ils ne furent cependant pas nombreux à répondre d’un air bravache. Bien sûr, on retrouve des exemples de solidarité où les prévenus exposaient leurs conceptions de la camaraderie – ce qui était compris comme une bravade par le pouvoir. Au commissaire puis au juge lui demandant s’il avait caché quelqu’un dans sa cave, Philippe Pommeruel démentit mais ajouta qu’il ne croyait pas ‘«’ ‘ […] qu’il [y eût] du mal à rendre service à quelqu’un qui se trouv[ait] dans la peine »’ ; un de ses compagnons ajouta qu’il aurait été ‘«’ ‘ […] au désespoir de voir arriver du mal à un père de famille »’ 1604 . L’incompréhension reflétait le décalage existant entre les deux systèmes : là où le pouvoir n’imaginait pas que certains se tussent pour empêcher la vérité d’éclater, le peuple mettait en avant la solidarité et estimait qu’une condamnation n’était pas nécessaire. Il est donc important de relever que les prévenus n’hésitaient pas à affirmer leur vision des choses, sans forcément faire preuve d’effronterie délibérée. Loin des bravades et des replis sur soi, la plupart répondaient normalement au juge d’instruction – mais de quelle manière le greffier ne normalisait-il pas les propos et les réactions dans ses retranscriptions 1605 ?
ADR, 4 U 139, Affaire Mion, Interrogatoire du prévenu par le juge d’instruction, 04/11/1848.
ADR, 4 U 134, Affaire Mullière, Interrogatoire du prévenu par le juge d’instruction, 30/06/1847.
P. ROSSI, Traité de droit pénal, I, 1829, p. 32. Cité dans Michel FOUCAULT, Surveiller…, op. cit., p. 322.
ADR, 4 U 80, Affaire Babolat, Interrogatoire du prévenu par le juge d’instruction, 26/11/1819.
ADR, 4 U 217, Affaire Chatagnat, Interrogatoire du prévenu par le juge d’instruction, 21/04/1869.
ADR, 4 U 163, Affaire Boget, Interrogatoire de la prévenue par le juge d’instruction, 19/07/1860.
ADR, 4 U 163, Affaire Nury, Interrogatoire de la prévenue par le juge d’instruction, 04/08/1860.
ADR, 4 U 82, Affaire Roland, Interrogatoires de Philippe Pommeruel et du prévenu par le commissaire de police du Jardin des Plantes, 30/01/1820, par le juge d’instruction, 11/02/1820.
« Si nous eussions été coupables […] » commença un corroyeur (ADR, 4 U 62, Affaire Lallier et alii, Interrogatoire de Joseph Lallier par le juge d’instruction, 21/10/1815). Pour cet emploi étonnant du subjonctif, on relève peu d’expressions patoisantes, d’injures, pas plus d’emportements ; la syntaxe était correcte et nulle tournure populaire ne venait polluée le discours des prévenus.