C- Les modulations des appartenances

Pour l’individu comme pour n’importe quel groupe, les rencontres, positionnements, ajustements et attitudes évoluaient en surface indépendamment des mouvements de fonds que nous avons précédemment analysés. S’il a été question, jusqu’à présent, de l’étude de ce que certains nommeront les structures – mais nous n’emploierons pas ce vilain mot, préférant cent fois l’expression de principes élémentaires de vie sociale – nous aimerions montrer que rien n’était figé, ainsi que nous avons tenté de le faire depuis le début. Si les bourgeoisies savaient abandonner parfois leur mode de pensée binaire, si les Lyonnais n’étaient pas enfermés sur leur quartier et leurs relations professionnelles, si un dialogue était possible entre deux systèmes de gestion du social, pourquoi les appartenances resteraient-elles inchangées ? La concierge n’était pas uniquement la commère du quartier et l’ouvrier le représentant d’une classe. Les courants de surface rendaient possible d’incessantes reconfigurations, modulaient les appartenances – et pas seulement les appartenances sociales, mais aussi les appartenances spatiales.

A trop vouloir ramener l’individu à une identité – sociale, religieuse, politique, ethnique, etc. – on le caricature à outrance. Pour en finir avec la stérilité scientifique du paradigme mono identitaire et préférer le concept d’individu multi identitaire, il suffit de prendre l’exemple d’une journée type d’un individu lambda. Le matin, à son travail, il appartenait à une communauté professionnelle ; employé sur les chantiers, il s’opposa, avec ses camarades, aux travailleurs italiens qui proposaient une concurrence déloyale. Il se comporta alors en tant que Français en lutte contre l’étranger. A midi, il rentra chez lui et participa fortuitement au règlement d’une rixe dans son immeuble : il appartenait à son voisinage et suivait les principes de l’autorégulation populaire. Si l’affaire se portait devant le commissaire de police, la démarche relevait d’un processus de normalisation en même temps qu’elle entérinait une appartenance spatiale (le quartier). En fin d’après-midi, il assista, avec de nombreux autres citadins, à la revue militaire place Bellecour, comme un bon Lyonnais, avant de passer la soirée en famille dans le débit tenu par son frère. On pourrait ainsi multiplier les épisodes qui scandaient une vie, ajoutant notamment les faits moins ordinaires tels que les fêtes ou les guerres. On retiendra que ces appartenances multiples se succédaient et se chevauchaient, mêlant entre elles toutes les identités possibles, sociales comme spatiales, professionnelles comme nationales. Elles se renouvelaient d’autant plus rapidement que la ville accueillait sans cesse de nouveaux arrivants et que les déménagements intra urbains étaient fréquents (l’appartenance au quartier ou à la rue était ainsi une donnée variable).

La multiplicité des appartenances reposait sur la notion essentielle d’événement. Pour s’en convaincre, quittons le domaine de l’expérience personnelle au profit du groupe, au travers de deux exemples où des communautés – de Lyonnais et de Français – faisaient front face à des intrus – les militaires et les étrangers. Ces exemples nous montrent comment la succession d’événements quotidiens ou extraordinaires entraînait les individus à se revêtir, consciemment ou non, de manière subie ou non 1628 , des habits de telle ou telle identité. A force de changer de costumes, des renversements identitaires n’étaient pas impossibles et il arrivait que ceux, que d’ordinaire tout opposait, se retrouvent à faire cause commune.

Notes
1628.

Nous avons, par exemple, remarqué que l’appartenance au groupe des Lyonnais dépendait, entre autres, des conjonctures économiques qui pouvaient momentanément éloigner certains individus en difficulté de l’identité lyonnaise. Cf. chapitre XII.