Sentiments de rejet et d’appartenance

Plusieurs facteurs expliquent le rejet du soldat. Il y a tout d’abord deux événements fondamentaux venus réactiver des antagonismes anciens 1631  : les occupations étrangères consécutives aux défaites des deux Empires. Il est vrai que le militaire était toujours un étranger : Prussien, Autrichien ou simplement Français venu des quatre coins du pays. Les Lyonnais avaient le sentiment de ne plus être maîtres de leur ville – certains devant même héberger des militaires chez eux. Sous le 1er Empire, de nombreux habitants de La Guillotière refusèrent de donner l’hospitalité à l’armée et ‘«’ ‘ on [fut] même quelquefois obligé de faire ouvrir de force les portes des écuries’ ‘ 1632 ’ ‘ ’». A cela s’ajoutaient le dégoût populaire pour la conscription et le souvenir du rôle répressif de l’armée lors des émeutes. Enfin, s’accumulèrent, tout au long du siècle, les exactions commises par les soldats casernés.

Le point de départ était que les militaires se comportaient en ville comme en terrain conquis. En mai 1864, un maréchal des logis au 2ème hussard vola le falot qui éclairait les travaux du canal du cours Lafayette afin de « voyager » avec un peu de lumière. Le gardien et le marchand de vin qui tentèrent de l’en empêcher furent frappés 1633 . Un demi siècle plus tôt, une tenancière de maison de passe avait dénoncé ce sans-gêne manifeste, s’insurgeant contre un caporal qui ‘«’ ‘ [avait] agi dans sa maison comme s’il eût été habitué depuis dix ans’ ‘ 1634 ’ ‘ ’». Les militaires se servaient de la ville, de ses espaces et de ses distractions, comme d’un vaste terrain de jeu, un défouloir grandeur nature laissé à leur frustration 1635  ; d’où leur présence massive dans le quartier des Célestins et sur la rive gauche du Rhône, d’où également la fréquence des rixes survenues le dimanche autour des bordels et des cabarets. On ne peut dire exactement s’ils s’imaginaient au-dessus des lois mais le fait de vivre en dehors de la sphère civile, dépendant des lois militaires, devait jouer, de même que le sentiment de force qui les animait et que leur conféraient leurs armes et costumes. Pour certains, le cheval accroissait encore ce sentiment de supériorité : combien de cavaliers s’engouffrèrent au grand galop dans les rues de la ville, de préférence en pleine nuit ? Combien d’incidents mettant en scène des militaires prompts à tirer leur sabre du fourreau se finirent dans le sang ? Bref, le sentiment de supériorité, allié à la frustration du déracinement et à la difficile vie du soldat, décuplé par une fréquentation assidue des débits de boissons, expliquait bien des dérapages.

Ou, plus exactement, ces dispositions entretenaient un climat tendu en permanence qui aboutissait fréquemment à des dérapages – rigoureusement identiques dans leur déroulement, depuis la Restauration jusqu’à la Troisième République. A l’automne 1818, les militaires – et notamment les chasseurs du régiment de la Dordogne – reçurent leur solde au moment de la mise en vente du vin nouveau… Il n’en fallut pas plus pour échauffer les esprits. Courant octobre, on ne comptait déjà plus les rixes provoquées par les soldats qui frappaient cafetiers, agents et commissaires de police, filles publiques et simples passants 1636 . L’affrontement ne naissait pas toujours de l’incident, il se nourrissait aussi du souvenir des événements passés ; il est certain qu’une fin d’année aussi agitée que 1818 ne fit rien pour apaiser les esprits. Du reste, les autorités arrivèrent à une semblable conclusion deux années plus tard, suite à des échauffourées survenues avec le régiment suisse – et soldées par la mort d’un civil : ‘«’ ‘ […] les incidents [précédents] avaient aigri les esprits ; les choses s’étaient ostensiblement arrangées mais […] il était resté quelque ressentiment […] : les événements récents ont réveillé les souvenirs […]’ ‘ 1637 ’ ‘ ’». Devant l’accumulation d’accrochages, soldats et Lyonnais pouvaient délibérément, et apparemment sans raison, braver l’adversaire. La tension qui régnait alors en ville suffisait à ce qu’un rien déclenchât le pire : « Vous me regardez bien » demanda un soldat à un passant qui lui rétorqua : « Un chien regarde bien un évêque » ; une violente rixe s’ensuivit 1638 . Les réactions étaient immédiates, il n’était nullement question de retenir sa violence ; l’attitude belliqueuse ne se circonscrivait pas à une poignée d’individus et c’était bien souvent tout un quartier qui se mobilisait sous le coup d’une forte émotion (l’agression d’un civil par exemple). A force de chercher querelle aux danseurs d’un établissement des Brotteaux, deux soldats finirent par être pris en chasse par un groupe de 60 à 80 individus armés de bâtons 1639 . Toutefois, l’opposition était souvent déséquilibrée puisque les civils, même plus nombreux, étaient généralement désarmés donc vulnérables ; à cela s’ajoutait le fait que les militaires étaient rarement esseulés quand ils commettaient un forfait puisqu’ils se déplaçaient en groupe pouvant parfois excéder les dix personnes. Lorsqu’au nouvel an 1836, dans un bal de La Croix Rousse, un jeune homme effleura par mégarde les épaulettes d’un très susceptible caporal, les militaires présents entrèrent dans une fureur terrible ; les clients prirent la fuite, passant par les fenêtres, dévalant les pentes, poursuivis par les soldats sabres au clair qui firent couler le sang 1640 . Les habitants, dans les jours suivants cette attaque, se procurèrent sabres, pistolets et bâtons ferrés pour se défendre si l’occasion se présentait. Il était question de vengeance, d’honneur, de fierté mise à mal et d’identité urbaine à préserver. Ce n’était pas chacun qui avait souffert personnellement de cet affront mais l’ensemble de la population du faubourg. Quand un soldat frappait un « bourgeois », les réactions des témoins étaient toujours les mêmes – et personne ne se défilait. Les militaires soutenaient leur camarade et faisaient corps autour de lui tandis que les civils, indignés, donnaient tous une semblable version des faits et chargeaient l’impétrant. S’il y avait un blessé dans leur rang, ils le portaient à la pharmacie et le menaient au poste où ils exerçaient une pression sur le commissaire pour qu’il prît les mesures idoines 1641 .

La réaction populaire se situait à mi chemin des combats de quartier et de la défense contre l’invasion étrangère. Contrairement aux affrontements entre quartiers, on ne se serrait pas la main après s’être battu… et il était, avant tout, question d’exprimer sa fierté locale. Celle-ci était d’autant plus facile à affirmer qu’on se battait contre des militaires regroupés en légions départementales, Dordogne, Allier, Nièvre etc., qui fonctionnaient également sur un mode identitaire : « J’emmerde les Lyonnais » cria l’un d’eux, mettant immédiatement le feu aux poudres 1642 . En 1871, la partition fut davantage politique : ouvriers et officiers s’échangeaient à longueur de journée des insultes – les premiers traitant les seconds de « capitulards » et ces derniers les gratifiant en retour de « communards » aussi peu propices à calmer les esprits 1643 .

Notes
1631.

Les modernistes ont relevé depuis longtemps l’opposition civiles/militaires. Cf. Arlette FARGE et André ZYSBERG, « Les théâtres… », art. cit., p. 1008.

1632.

ADR, 4 M 1, Lettre du maire de La Guillotière au préfet du Rhône, 17/09/1813.

1633.

ADR, 4 M 102, Rapport des sergents de ville, 08-09/05/1864.

1634.

ADR, 4 M 176, Rapport du commissaire de police du Port du Temple, 13/10/1818.

1635.

Les Lyonnais n’avaient-ils pas, par exemple, pu assister, plaine des Brotteaux, à une bataille rangée entre la légion du Vaucluse et celle de la Corrèze ? Cf. AML, 4 WP 56, Lettre du conseiller de préfecture au maire de La Guillotière, 21/03/1819.

1636.

ADR, 4 M 176, Dossier sur les exactions militaires de l’automne 1818.

1637.

AML, I1 114, Rapport du commissaire central au ministre de la Justice, 05/01/1820.

1638.

ADR, 4 M 176, Lettre du lieutenant de police au général commandant le département, 03/08/1818.

1639.

Id., Lettre du maréchal de Camp au préfet du Rhône, 30/07/1818.

1640.

ADR, 4 M 199, Procès-verbal de police judiciaire, 02/01/1836. En 1822 déjà, après une semblable mésaventure, les jeunes gens de La Guillotière s’étaient jurés de « maltraiter les militaires qui se présenter[aient] dans [leur] quartier ». ADR, 4 M 184, Lettre du maréchal de Camp au préfet du Rhône, 27/01/1822.

1641.

Cf. par exemple ADR, 4 M 196, Lettre du commissaire de police de Saint Pothin au préfet du Rhône, 25/12/1871.

1642.

ADR, 4 M 179, Lettre du commissaire de police de La Guillotière au lieutenant de police, 07/06/1819.

1643.

ADR, 4 M 196, Lettre du commissaire de police de Saint Pothin au préfet du Rhône, 29/12/1871.