La haine de l’autre

Les défaites militaires de 1814-1815 et de 1870 ne jouèrent pas en faveur des étrangers. En 1815, les heurts furent fréquents entre Allemands et Français ; comme le résumait d’ailleurs un individu : ‘«’ ‘ sai des alemants contre des français [sic]’ ‘ 1653 ’ ‘ ’». Et de raconter comment, au bal des Brotteaux, un Français proposant une danse à une Allemande fut éconduit ; comment les Allemands chantèrent leur victoire ; comment, enfin, un Français comprit les paroles et invita ses camarades à réparer l’affront… Plus d’un demi-siècle après, les Allemands installés à Lyon – et ils étaient nombreux – vécurent très difficilement l’après 1870. Comment ne pas être tenté de mettre leurs souffrances en parallèle avec ces lettres de Lyonnais adressées au préfet, en appelant à la grandeur de la France et au patriotisme pour « sauver Lyon à n’importe quel prix », quitte à faire déborder Rhône et Saône « pour engloutir [l’]envahisseur » 1654 . D’autres demandaient à ce que les autorités renvoient provisoirement de la ville tous les étrangers, ‘«’ ‘ bouches inutiles que nous ne devons pas nourrir tant que la guerre durera’ ‘ 1655 ’ ‘ »’. A lire l’état d’esprit de certains Lyonnais, on ne sera pas surpris de lire des lettres d’Allemands 1656 se plaignant de manifestations devant leur domicile ou leur magasin, accompagnées de moult cris et insultes ; des sifflets anti-prussiens [sic] avertissaient d’un rassemblement afin que le plus grand nombre s’y joignît. La foule s’en prenait parfois aux vitres, voire aux objets ; certains tentaient même de violer les domiciles. Face à cette haine – si violente qu’elle durait encore à l’automne 1871 relayée par la presse et, notamment, L’Anti-Prussien – des Allemands rappelaient aux autorités leur appartenance locale – ils habitaient Lyon depuis de nombreuses années – ainsi que leur appartenance nationale – ils payaient leurs impôts de bonne grâce. Mais la force de l’événement et l’impact de la guerre rendaient leurs arguments totalement insuffisants ; seule alors comptait l’origine. Conscients de leur fragilité, ils s’adressèrent au pouvoir afin qu’il les protégeât – ce que le préfet ne pouvait refuser, d’autant que certains sujets d’origine prussienne étaient à la tête d’usines importantes, à l’image de cet Albert Weiss, patron d’une fabrique de bougies occupant une centaine d’ouvriers 1657  ; comment refuser d’aider ceux qui, en 1871, faisaient tourner l’économie de la ville ? Toutefois, on relève des indices concernant le peu d’empressement avec lequel les forces de l’ordre intervinrent. Peu de sanctions furent prises contre la foule participant aux exactions : la préfecture trouva vite un Polonais qui fit un coupable idéal et dont l’arrestation permit de passer l’éponge sur les comportements de Lyonnais qualifiés d’» honnêtes et animé de sentimens [sic] sincèrement patriotiques 1658  ».

De la même manière, la communauté italienne fut la cible des Lyonnais à la suite de l’attentat perpétré par l’anarchiste Caserio contre le président de la République Sadi-Carnot, lors de son séjour officiel en 1894. Les commerçants transalpins furent violentés et leurs boutiques furent saccagées aux cris de « Mort aux Italiens » lors d’émeutes qui durèrent deux jours et trois nuits. On le voit, l’événement – guerre ou autre – était propice à mettre le feu aux poudres. Mais les violences commises contre les Italiens étaient la traduction épidermique d’une profonde et ancienne animosité entre travailleurs transalpins et lyonnais (le sentiment national était fermement ancré dans le quotidien). Ce fut donc très naturellement que la communauté italienne devint, tout autant que Caserio, responsable de la mort du président 1659 .

Notes
1653.

ADR, 4 M 176, Lettre anonyme adressée au préfet du Rhône, sd [09/1815].

1654.

ADR, 4 M 160, Lettre anonyme adressée au préfet du Rhône, sd [1870].

1655.

Id., 01/11/1870.

1656.

Voir le dossier conservé, ADR, 4 M 378.

1657.

ADR, 4 M 378, Rapport du commissaire de police de Saint Pierre de Vaise, 17/08/1870.

1658.

Id., Brouillon de la lettre du préfet du Rhône à Théodore Jahr (citoyen allemand), 02/10/1871.

1659.

Cf. L’assassinat du président Sadi Carnot et le procès de Santo Ironimo Caserio, Actes du colloque de Lyon du 21/06/1994, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1995, 99 p. Gérard NOIRIEL, « Français et étrangers », in Pierre NORA [dir.], Les lieux de mémoire, Les France, Paris, Gallimard, 1997 (première édition 1992), t. 2, pp. 2433-2465.