Une haine tenace et partagée

Par-dessus tout, il fallait compter avec la rancune : la haine était tenace. Le forain d’origine prussienne Théodore Richard en fit les frais lors de la vogue de La Croix Rousse en 1887. 800 personnes se rassemblèrent ‘«’ ‘ […] chantant, criant à bas le prussien, lançant des oranges, des pommes de terre, des morceaux de bois et même des pierres dans l’intérieur de ce manège […]. Les rares personnes qui se hasardaient à monter sur les chevaux de bois étaient huées et sifflées […]. A onze heures, lorsque les chars ont été fermés, 300 personnes environ sont restées près du manège Richard, et quand le personnel est sorti cette foule l’a escorté jusqu’à l’épicerie Dubost où plusieurs individus ont pénétré pour insulter les employés. De là les manifestants se sont rendus en assez grand nombre rue d’Ivry devant l’écurie où se trouvent les chevaux de Richard, ou rue Saint François d’Assises et de Crimée, près des voitures, continuant leurs cris et leurs protestations’ ‘ 1660 ’ ‘ »’. La police ne fut pas sévère avec les impétrants qui reçurent un large appui de la presse. Contrairement aux relations peuple/militaires, celles du peuple et des étrangers recevaient l’appui des agents et des autorités ; cette fois-ci, ceux qui s’opposaient aux étrangers n’étaient plus des mauvais sujets…

Ainsi, à l’image du militaire, l’étranger créait un consensus entre le peuple et le pouvoir. A l’occasion, les barbares se muaient en héros. On le sait, les jeunes ouvriers de La Guillotière ne jouissaient guère d’une excellente réputation auprès des élites ; pire, ils alimentaient leurs peurs. Leur opinion ne variait guère que lorsque les classes dangereuses s’opposaient aux étrangers – aussi peu appréciés dans les faubourgs qu’à la ville, au cabaret qu’à la société savante. Une rixe éclata courant novembre 1818 entre des ouvriers de La Guillotière et des figuristes italiens, « habitant accidentellement la commune ». Ces derniers, à l’aide de couteaux, blessèrent aux Brotteaux leurs adversaires désarmés. Alors que la violence populaire était d’ordinaire vigoureusement dénoncée, les autorités firent corps avec leurs administrés et valorisèrent la vaillance des braves ouvriers lyonnais 1661 . On ne s’étonnera pas du blanc-seing accordé par les autorités qui, dans leur politique même, donnaient la priorité aux Français. Un exemple entre mille : en 1885, le consul d’Italie à Lyon se plaignit de ce que des ouvriers en soie d’origine italienne, presque tous mariés et pères de famille, résidant à Lyon depuis plusieurs années et soumis à tous les impôts, n’eussent pas les même droits que les Français et ne pussent, par conséquent, pas ‘«’ ‘ […] participer aux dispositions bienveillantes que la mairie [prenait] pour soulager cette classe d’ouvriers victimes de la crise’ ‘ 1662 ’ ‘ »’. Il est vrai que, à la Belle Epoque, un portrait négatif de l’Italien l’emportait toujours : trop ou pas assez religieux, manquant d’hygiène, susceptible, souvent marginal, quelquefois anarchiste, fréquemment source de problèmes au travail 1663

On remarquera avec profit, en pensant à Norbert Elias, combien l’éloge de soi et le déni d’autrui sont plus faciles lorsqu’on appartient au groupe dominant des natifs et qu’on s’oppose au groupe minoritaire des étrangers. Il est alors tellement aisé de rejeter l’étranger avec lequel on vivait jusque là en bonne intelligence : ‘«’ ‘ […] beaucoup d’habitants […] qui, en tant qu’individus, semblent bien intentionnés, raisonnables et équitables, tendent à être malveillants, impitoyables, inflexibles et incompréhensifs quand ils parlent et agissent en tant que représentants de leur communauté’ ‘ 1664 ’ ‘ ’». Mais une fois encore, soulignons l’importance de l’événement dans la construction de l’altérité. Quand tout allait pour le mieux, on pouvait dire, avec Maurice Garden : ‘«’ ‘ Je suis Lyonnais parce que je travaille et vis dans la ville, mais je suis bien aussi un peu dauphinois, ou bugiste, ou savoyard’ ‘ 1665 ’ ‘ ».’ Cependant, quant tout allait moins bien, que des frictions tendaient les rapports, on se rappelait, avec Jean-Paul Burdy, ‘«’ ‘ [qu’il n’était] pas besoin de venir de très loin pour être l’étranger qui vient menacer l’emploi, la sécurité et la cohésion sociale du groupe […]’ ‘ 1666 ’ ‘ ».’

L’intégration à la ville se faisait par l’intégration à plusieurs groupes et passait donc par la conscience de l’autre – qui était, selon les circonstances, l’ouvrier, la prostituée, l’Allemand, etc. De ce fait, la notion d’identité était aussi utilisée hier qu’aujourd’hui. Il y avait, au XIXe siècle, cette nécessité de créer des clivages car l’autre était indispensable à l’affirmation de soi. L’appartenance se lisait autant – si ce n’était plus – dans le regard des autres que dans l’image qu’on avait de soi. Au résultat, et sans surprise, le principe identitaire à l’œuvre dans les représentations se retrouvait dans les pratiques, comme si la société avait toujours besoin de fonctionner sur l’opposition de groupes antagonistes. Mais l’appartenance n’était pas irréductible à un seul groupe.

Du moins le chercheur peut-il abandonner une vision mono identitaire pour insister sur la multiplicité des appartenances évoluant dans le temps long comme au fil d’une journée. Cette multiplicité invite à penser que l’appartenance était rarement définitive, parce qu’elle était difficile à garder (voyez les vagabonds et leur difficulté à devenir ou rester Lyonnais) et, surtout, parce qu’elle était liée à l’événement. Le sentiment d’appartenance avait la durée de vie de l’événement qui le provoquait. L’alliance des autorités et des travailleurs français contre les Italiens durait le temps qu’une affaire occupait les esprits. Toutefois, le sentiment d’appartenance ne disparaissait pas mais était seulement mis en veille. Comme les réseaux de relations dont il était évidemment proche, il était susceptible d’être réveillé à tout moment. On appelle aussi cela le hasard…

Rejet, interpénétration, coexistence, mouvance des appartenances ont été les maîtres mots de cette quatrième et dernière partie. S’est imposée l’idée selon laquelle le peuple et le pouvoir fonctionnaient de la même manière, possédaient les mêmes outils mais s’en servaient « en différé ». A partir de ce décalage, ont été observés des jeux autour des normes, ce qui a amené à penser que rien n’était figé. L’étude des rapports peuple/commissaire de police en fournit la preuve. Mais tout n’était cependant pas mouvement comme l’ont montré les impasses des couples police/peuple et prévenu/juge. Malgré tout, la découverte d’un dialogue possible a privilégié une approche davantage éclatée des appartenances. S’est alors imposée la double figure de l’individu multi identitaire et des groupes mono identitaires – dont le paradoxe n’est qu’apparent.

Il faut résolument se placer contre une interprétation simpliste opposant le peuple et le pouvoir, ni accorder du crédit à une lecture présentant les populations urbaines comme complètement gagnées par une totale pacification des mœurs. Il faut insister sur la complexité des échanges qui évoluaient sans cesse tout au long du décalage entre les deux systèmes et suivant le jeu des appartenances. Ce qui n’est pas la preuve que la société reposait – et repose encore – sur une indétermination permanente : les masques et les normes étaient des repères monumentaux apparemment rigides. Mais cette quatrième partie a tâché de montrer que sous cette rigidité se cachait la complexité sociale – c’est-à-dire des brèches, des failles, des rapprochements possibles et des frictions probables, des stratégies et des incertitudes.

Notes
1660.

ADR, 4 M 196, Rapport du commissaire de police de La Croix Rousse, 16/05/1887.

1661.

ADR, 4 M 176, Lettres du maire de La Guillotière et du secrétaire général pour la police au préfet du Rhône, 18/11/1818 et 30/11/1818.

1662.

Lettre du consul d’Italie au maire de Lyon, 25/09/1885. Citée dans Claudine DAHAN, La misère…, op. cit., f° 100.

1663.

Cf. Philippe RIGOT, Aspects et diversité de la communauté immigrée italienne à La Guillotière à la Belle Epoque, Mémoire de maîtrise dirigé par M. Yves Lequin, Lyon, Université Lumière Lyon 2, 1993, f° 75 sq.

1664.

Norbert ELIAS, « Remarques sur le commérage », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n° 60, novembre 1985, p. 27.

1665.

Maurice GARDEN, Lyon…, op. cit., p. 117.

1666.

Jean-Paul BURDY, Le Soleil…, op. cit., p. 200.