La ville multiple : Lyon, grand centre aux fonctions variées, reposait sur le principe de mixité. Cela signifie avant tout qu’il n’y avait pas un seul regard porté sur la société urbaine. Les élites avaient adopté une vision inconfortable, négative et composée de peurs cimentant leur groupe. Dominer n’est jamais simple : le sentiment de supériorité inhérent au statut de dominant éloigne l’autre (puisqu’il est compris comme étranger) tout en le rendant dangereusement présent (comment oublier l’existence obsessionnelle de la différence ?). Le peuple existait également en tant que groupe, opérant une partition entre le « nous » et le « ils ». Mais – poussé par l’intériorisation de sa domination ? – il ne construisait pas son altérité sur la peur – ne fallait-il pas être dominant pour craindre de perdre sa place ?
Comment gérer ses peurs ? Les élites du XIXe siècle – reprenant les bases d’un travail amorcé à l’époque classique – établirent une politique permettant de gérer le phénomène urbain dans sa globalité. La société devait être quadrillée, les désordres maîtrisés et instrumentalisés – mais le souci éducatif était tout aussi important, si ce n’était plus, que la volonté répressive. En théorie, rien n’échappait à un pouvoir s’appuyant sur un effectif d’employés toujours plus important. En pratique, l’ambition et la lourdeur du projet étaient les causes de la lenteur et de l’imperfection de son application. La population, malgré révoltes et révolutions, continuait à vivre selon les mêmes logiques qu’au siècle passé, nullement broyée par la grande ville. L’autorégulation populaire indique que, loin des caricatures, la domination n’était pas étouffement – et que l’autonomie n’était pas un vain mot. Le vivre ensemble possédait ses règles et ses lois que chacun avait intérêt à respecter pour réussir ou conserver son intégration. Le double phénomène de déculturation/acculturation ne s’opérait pas par rapport à la ville – ce qui n’aurait pas de sens – ni vraiment par rapport aux bourgeoisies – ce qui serait trop simple ; si on ne le jette pas dans la poubelle des vieux concepts démodés, c’est qu’il est encore valable pour évoquer les horsains nouvellement installés et devant s’adapter au modèle populaire urbain, enraciné dans une certaine pratique de la ville.
Une vie sociale est-elle possible sans pouvoir, sans rapports de domination ? On attend encore une réponse pratique. Au XIXe siècle comme aujourd’hui, la société reposait sur le principe vital de hiérarchie. Notre travail n’est rien d’autre qu’une approche de la vie sociale dans la grande ville d’autrefois, bien que les impératifs de la « mise en intrigue » aient exigé la séparation artificielle de deux modèles de gestion du social qui passaient leur temps à se confronter, aucun ne souhaitant revêtir les habits de l’intrus. En ce sens, on n’oubliera pas que l’autonomie populaire n’était que celle des dominés, mais que si ‘«’ ‘ […] les dominés ont perdu d’avance […] les dominants n’ont jamais partie gagnée, puisque pour gagner il leur faudrait gagner complètement’ ‘ 1667 ’ ‘ ’». Le projet des élites englobait toute la société, a-t-on rappelé 1668 ; de ce fait, les rencontres avec le peuple furent de plus en plus fréquentes au fil de l’implantation du quadrillage. Au bout du compte, aucun clash spectaculaire ne vint concrétiser ces rencontres – pas plus qu’une acculturation subite et sans heurts ne s’imposa à l’ensemble des citadins. Les deux mondes, qui se pensaient si différents et qui ont toujours été pensés comme tel, étaient en réalité proches car fonctionnant sur un modèle identique : système normé dans les deux cas, distribuant les comportements des uns et des autres entre marginalité et normalité sociale. Le décalage, né de l’imparfaite superposition des modèles, était la source d’incompréhensions diverses dont le désaccord autour de la notion de fragilité n’était pas la moindre.
Toutefois, de décalages en homologies, les rencontres s’orchestraient entre acceptation, refus, détournement, entente, dialogue et monologue. Au cœur de ces passages et de ces chevauchements, les groupes ou les classes laissaient une place suffisante à l’individu, incapable d’être réduit à une appartenance unique. Au-delà des règles de vie communes suivies par le groupe dans la longue durée, le temps court présentait les ajustements incessants de l’individu multi identitaire. Nous avons désiré montrer les logiques propres d’un XIXe siècle qu’on ne peut plus guère réduire à cinquante années de survivance d’Ancien Régime et à cinquante autres d’entrée en modernité. Mais peut-être fallait-il, pour saisir son autonomie et sa complexité, avoir mis les deux pieds dans le XXIe siècle ?…
Claude GRIGNON, Jean-Claude PASSERON, Le savant…, op. cit., p. 62.
Le pouvoir s’adresse à la masse, le système populaire à l’individu.