Les concepts

Après la méthode, les postulats de départ. Nous avions choisi de considérer le peuple et le pouvoir comme deux concepts scientifiques a priori valables – à charge de prouver, au fil du développement, le bien-fondé de ce parti pris. Rappelons que, nous inspirant des travaux de l’Anglais E. P. Thompson, nous sommes partis du principe que le peuple n’existait qu’au travers de comportements partagés qui le différenciaient des élites. Pour autant qu’on puisse en juger, cette hypothèse a bel et bien été validée – et ce dès le départ par l’étude du fossé des sensibilités. Elle fut par la suite confortée par l’analyse des comportements : toutes nos sources, couvrant quatre-vingts ans d’histoire lyonnaise, présentaient des invariants, des logiques propres aux comportements populaires. S’est ainsi révélé un vivre ensemble, proche de celui du XVIIIe siècle mais sans être pour autant immobile. Plus encore, est apparue une gestion très fine du social permettant une véritable autorégulation. Qu’est-ce qui pouvait alors mieux plaider pour la validité du concept de peuple ? Refuser de travailler à partir du peuple – ou d’une classe – sous prétexte que cela gomme la complexité du réel, c’est s’obliger à ne saisir que des détails – certes fondamentaux – mais sans aucun intérêt si on se prive des mouvements plus larges (même s’il faut refuser de s’enferrer dans le populaire : hors des comportements communs, le peuple n’existe pas). Le peuple retrouvé se caractérisait donc par une homogénéité de ses comportements et de ses positionnements par rapport au pouvoir. Nous rejoignons ainsi Norbert Elias quand il affirmait que la dépendance des individus vis-à-vis des groupes (quel qu’ils soient) est très importante dans les sociétés contemporaines et que les réactions de chacun sont largement conditionnées par le « caractère » et la « position » des groupes 1670 . Pour le reste, il était des individus ou des groupes d’individus qui se définissaient par rapport à d’autres selon de fines hiérarchies : l’ouvrier qualifié et le manœuvre, le Savoyard et le natif, le pilier de comptoir et l’apôtre d’une vertueuse sobriété, etc. Tout d’abord, à l’intérieur même du groupe « peuple », il y avait des différences entre les individus – notamment entre les sexes. Si la mixité était une réalité indéniable, les masques sociaux n’attribuaient pas les mêmes places aux hommes et aux femmes. De la même manière, si le concept de marginalité était un concept mixte, celui de fragilité était avant tout masculin. Ensuite, les modulations des appartenances ont montré que l’individu n’était pas mono identitaire. Certes, sa sensibilité, sa capacité de juger bonne ou mauvaise telle ou telle action, sa manière de régler ou non ses différends par la violence, tout cela l’intégrait de fait aux classes populaires ou aux classes supérieures. Mais il était tout autant partie intégrante du groupe des Lyonnais ou de celui des étrangers ; il appartenait à son quartier, à sa paroisse, à son métier ou à sa famille… Le peuple est donc un concept opératoire – en priorité pour étudier les normes collectives du vivre ensemble – mais il n’est pas le seul.

La validité du concept de pouvoir est autrement moins évidente. Pourtant, il recouvre apparemment une réalité indiscutable. On comprend immédiatement le terme d’élites ou de classes supérieures : il est validé pour les mêmes raisons que le peuple. Le pouvoir, lorsqu’il est question de la théorie et de la mise en pratique du quadrillage, n’est rien d’autre que l’Etat ou l’autorité locale qui pense la société et agit sur elle. Toutefois, la notion de pouvoir paraît bien plus complexe et cela à deux niveaux. En premier lieu, il serait certainement faux de concevoir le pouvoir des dominants sous les traits d’un rouage unique ; il prendrait au contraire la forme éclatée de multiples points de contacts sous contrôle plus ou moins lâche de l’Etat qui délègue (aux commissaires de police, aux chefs de famille) ou laisse prospérer des initiatives privées (types hospices). En second lieu, la complexité se lirait au travers des rencontres peuple/pouvoir. Alors, le terme même de pouvoir paraît mal approprié et prêtant à confusion en ce qu’il dissimule la réalité du pouvoir – à savoir que les rencontres elles-mêmes étaient des rapports de pouvoir (ceux-ci liant les individus dès qu’ils vivent ensemble). Le quadrillage n’était qu’une expression de ces rapports de pouvoir – non le pouvoir ; le but des élites étant de maîtriser ces rapportset de les utiliser au mieux. Ce qui reviendrait à dire que le pouvoir n’est pas seulement ce qui vient d’en haut, c’est-à-dire un privilège des dominants et d’un Etat (ce que les sources laissent à penser puisqu’elles parlent, au premier degré, de ce pouvoir particulier). On serait tenté d’affirmer que le pouvoir se situe au centre des oppositions, des accords, des rejets et des feintes caractérisant les rencontres entre normes du pouvoir et autorégulation populaire. De telles alchimies produisent des réactions en chaîne modelant la société lyonnaise du XIXe siècle. A l’image de la société disciplinaire – mais dans une optique différente – les rapports de pouvoir constatés reliaient le haut au bas et le bas au haut dans un « système intégré 1671  ». Selon cette reconfiguration, le pouvoir, formé de rapports de pouvoir, devient dynamique, diffus et mouvant ; les rapports de forces en découlant opéraient donc moins des actions définitives (répression) que des actions suscitant d’autres actions (ajustements). Au bout du compte, notre recherche finit par recouper les grandes lignes des analyses philosophiques de Michel Foucault et de Gilles Deleuze ; elle confirme, à son niveau, quelques-unes de leurs idées auxquelles nous aurions dû, sans doute, prêter attention plus tôt 1672 .

Notes
1670.

Norbert ELIAS, « Remarques… », art. cit., p. 28.

1671.

Michel FOUCAULT, Surveiller…, op. cit., p. 208.

1672.

Déjà dans Surveiller et Punir (p. 35), Michel Foucault montrait combien le pouvoir n’était pas le privilège des dominants, comment il passait de haut en bas et bas en haut et combien il était diffus. A ce propos, Gilles Deleuze (Foucault, Paris, Editions de minuit, 1996 (première édition 1986), p. 34) notait que « […] le pouvoir est local parce qu’il n’est jamais global, mais il n’est pas local ou localisable parce qu’il est diffus ».