Accélérations urbaines

Sur le plan économique, la région lyonnaise subit de plein fouet la grande dépression des années 1880 ; son industrie en sortit profondément transformée. Il s’agit bien, pour reprendre l’expression d’Yves Lequin, de « la fin d’une époque 1675  » – et avant tout de celle de la Fabrique dont les métiers à tisser fuyaient la ville au moment où, ironie suprême, l’un des derniers symboles de l’Ancien Régime, l’octroi, étaient supprimé 1676 . Malgré tout et certainement à cause de cela, la ville s’industrialisa et fit son entrée dans la seconde révolution industrielle (automobile, électricité, chimie) ; les usines, encore peu nombreuses sous le Second Empire, s’implantèrent de plus en plus aux marges de la ville (Vaise, Gerland) 1677 . Elles supplantèrent l’atelier traditionnel où le travail était défini par le métier et où travaillaient quelques ouvriers témoignant d’une familiarité certaine avec le patron ; elles employaient, au contraire, plusieurs dizaines, voire plusieurs centaines, de travailleurs répartis hiérarchiquement et surveillés par des intermédiaires. Peu à peu, la définition du travail se fit aussi par l’entreprise (un « Bib », un « Rhodia »…), tandis que les ouvriers de l’industrie représentaient une part grandissante du salariat urbain 1678 . Par conséquent, de moins en moins de valeurs furent partagées par les ouvriers et les artisans et commerçants (ces derniers construisant un discours original basé sur leur appartenance au monde des petits indépendants).

Cette nouvelle donne économique allait de pair avec une redistribution des formes urbaines et des usages de la ville. A la ségrégation verticale se substitua une ségrégation horizontale. Désormais, l’agglomération urbaine poursuivant son expansion (au nord-ouest, à Vaise, à l’est, à Montchat et Monplaisir, au sud, à Gerland), les usines ne s’implantant logiquement pas dans le centre, le rapport à la ville fut transformé pour de nombreux citadins 1679 . Ils passaient un peu plus de temps à se rendre à leur travail et à en revenir – il faudrait pouvoir estimer les changements que cela put entraîner au niveau des rapports de voisinage : les membres d’un réseau ne devinrent-ils pas avant tout des relations de travail ? Alors que les travaux d’assainissement du centre ville se poursuivaient (avec, notamment, la destruction du quartier populaire ancien de la rue Grôlée), les citadins devinrent les témoins d’une accélération du temps urbain : dès 1871, le service réorganisé des omnibus quadrillait la ville et reliait Lyon à toutes les villes alentours ; toutes les 10 min en journée, un départ avait lieu sur la ligne Cours Vitton/Perrache 1680 . Le trolley fit son apparition en ville après que la première ficelle eut facilité le passage des pentes de La Croix Rousse ; Lyon prit le chemin de l’électrification : en 1895, le tramway électrique remplaça le tramway à vapeur. Puis, ce fut au tour de l’automobile de faire son entrée dans le paysage urbain ; le 30 octobre 1905, dix automobilistes furent pris en excès de vitesse, roulant entre 20 et 30 Km/h 1681 . Prendre les transports en commun ou sa voiture, c’était modifier son rapport au temps : on ne faisait plus de haltes dans les cafés pour se reposer et il n’est pas dit que cela se fût traduit pas une nouvelle sociabilité propre aux voyageurs.

Finies les pauses au cabaret jouxtant l’atelier ; elles laissèrent leur place au temps compté de l’usine – nouvel avatar de la « disciplinarisation » de la société – dont le règlement soumettait le travailleur au « rythme régulier de la production industrielle 1682  ». L’ouvrier dut apprendre à respecter des horaires stricts et à ne plus disposer de son temps de travail comme il l’entendait (la Saint Lundi disparut). Il attendait désormais la fin d’une journée de travail totalement dissociée du temps des loisirs. La montre, jusqu’alors objet ostentatoire, devint l’outil obligé du contrôle de soi : l’intériorisation des normes bourgeoises s’accélérait également. Puisque les activités tendaient à se cloisonner, il fallait plus que jamais être à l’heure – à son travail, au stade, à la gare, etc. On se rappelle un entrefilet lu dans un journal lyonnais de la fin du XIXe siècle et dont malheureusement nous n’avons plus la référence ; il rapportait la panique qui s’empara de la population lorsque les horloges de la ville tombèrent en panne : beaucoup se trouvèrent ainsi privés d’un repère temporel auquel ils ne prêtaient pourtant guère attention quelques décennies plus tôt… Le quadrillage s’affinait, pénétrait des populations qui l’intériorisaient, tandis que le pouvoir perfectionnait ses techniques de triage et de classement grâce à l’invention de la police scientifique, du bertillonnage et des empreintes digitales.

Notes
1675.

Yves LEQUIN, Les ouvriers…, op. cit., t. 1, p. 76. Pierre Léon lui-même voyait en 1880 une coupure fondamentale entre ce qu’il nommait une « période grandiose » et « l’ère des déséquilibres ». Pierre LEON, « La région lyonnaise… », art. cit.

1676.

Pierre CALLET, « Fiscalité et société : la suppression de l’octroi à Lyon à la fin du XIXe siècle », Cahiers d’Histoire, n° 1, 1962, pp. 85-113.

1677.

« Faut-il rappeler que jusqu’aux années 1880 au moins, une bonne part de l’industrialisation française se fait précisément hors des villes ? ». Yves LEQUIN, « Les citadins… », op. cit., p. 536.

1678.

Michel PIGENET, « Aux fondements d’une identité. Retour sur deux siècles de travail ouvrier », Historiens et Géographes, n° 350, pp. 241-255.

1679.

Même le pouvoir suivait cette évolution. En 1890, la préfecture quitta la place des Terreaux pour s’installer sur la rive gauche du Rhône – où elle se trouve toujours actuellement.

1680.

AML, 1140 WP 1, Horaire des omnibus, lignes d’hiver, au 15/11/1871.

1681.

ADR, 4 M 459, Relevé de la brigade spéciale de surveillance des automobiles, 30-31/10/1905.

1682.

Alberto MELUCCI, « Action patronale, pouvoir, organisation. Règlement d’usine et contrôle de la main-d’œuvre au XIXe siècle », Le Mouvement Social, n° 97, octobre-décembre 1976, p. 146.