Les mutations du spectacle urbain

Au niveau culturel, n’assiste-t-on pas à un certain délitement des habitudes populaires ? Il faut compter tout ce qui relève – dès la fin du siècle – de ce que Dominique Kalifa a appelé « l’entrée en régime médiatique 1683  ». Cette nouvelle ère, qui ne toucha pas Lyon avant les années 1880, vit la rue détrônée par le fait divers puis par la littérature policière, et s’accompagna d’un délitement du theatrum mundi sans lequel elle n’aurait eu guère d’incident. En effet, les canards et les périodiques avaient l’habitude de présenter diverses affaires à la curiosité du public. Mais leur lecture était alors liée à une pratique concrète de l’événement rapporté – ainsi de l’exécution capitale. De nombreux auteurs, dont Frédéric Chauvaud, ont mis l’accent sur le reflux du sang à la suite du traumatisme causé par la Commune et sur le redéploiement des sensibilités 1684 à la Belle Epoque : les populations en supportaient de moins en moins la vue 1685  ; les récits de crimes proposaient le sang par procuration, comblant son absence réelle dans la cité. A l’image des bourgeoisies, le peuple serait devenu un lecteur et non plus un acteur ou même un spectateur. Cette évolution culturelle coïncide exactement avec la fin du spectacle de l’exécution capitale en 1900, date de la dernière exécution publique du siècle 1686 . Par la suite, le bourreau ne se déplaça plus à Lyon pendant de nombreuses années, ne revenant que durant la Première Guerre Mondiale ; entre-temps, une habitude populaire s’était perdue. Un rapide sondage effectué dans la presse à l’occasion des trois premières exécutions du XXe siècle (1917, 1918 et 1919 1687 ) va dans le sens d’un essoufflement de ce spectacle n’attirant plus les Lyonnais, autrement traumatisés par un conflit qui accaparait les esprits et dégoûtait du spectacle de la mise à mort.

Plus largement, il semblerait que la foule se fût atomisée sous la triple influence de la presse, de l’avènement des loisirs et d’un changement des sensibilités ; atomisation rendue possible en partie grâce à l’élévation du niveau de vie des classes populaires traduit par un progrès de la consommation 1688 . Et qui dit consommation dit diffusion et banalisation des sensibilités bourgeoises. On ne regarde plus le chien crevé, tripes à l’air, au coin d’une rue, on lit le fait divers dans son journal ; on ne va plus voir mourir le condamné mais on exprime ses passions au stade ou dans la salle de boxe, nouveaux temples de la festivité populaire. La foule arbitre, la foule comme condition du spectacle, avait trouvé un terrain neuf où s’investir : que serait le sport spectacle sans elle ? Il semblerait que cela fut moins un changement qu’une dérivation – ne durant pas plus de quatre décennies – avant que le sport cesse d’être un spectacle de peur et de douleur pour ne devenir qu’une codification des émotions 1689 . La fin de l’imbrication temps libre/travail et leur séparation de plus en plus nette à partir des années 1880 marque une nouvelle ère, celle que Roy Rosenzweig nomme la commercialisation du temps libre 1690  ; la société de consommation, créant l’envie et suscitant le désir, apporte avec elle de nouvelles tactiques de normalisation. A la sortie de cette transition, la foule aurait été en grande partie supplantée par un public passif qui n’aurait plus eu aucune aptitude à supporter l’autorégulation – participation active de tous. Il n’était plus question que la violence servît à gérer les différends (d’autant qu’elle quittait également le champ de la contestation politique 1691 ) : l’autocontrôle pénétrait peu à peu toutes les couches de la population. L’arbitrage était alors moins le fait des pairs que de l’administration ; à la Belle Epoque, quand le peuple commença à se replier dans son home, la police intervint plus fréquemment dans la vie privée que par le passé 1692 . Le sport, pratiqué et surtout suivi, devint l’unique exutoire autorisé aux besoins pulsionnels et passionnels ; hors de ce champ, se laisser aller était désormais signe d’anormalité. La sociabilité urbaine ne disparut pas mais les usages se modifièrent : du loisir aux marges de la ville à la promenade du dimanche sur les grandes places du centre, de la révolte à la manifestation, de la vogue au cinéma, de la rue lieu de gestion du social à la rue lieu de passage, de l’imprévisible au davantage codifié, de la rixe ou de la supplique à la plainte. Peut-être que la meilleure preuve du changement des comportements populaires serait de souligner qu’à la Belle Epoque se multiplièrent les conférences et les ouvrages dédiés « au Lyon qui s’en va » ; la culture de la « lyonnaiserie », à la nostalgie un peu ridicule, fossilisa le peuple du XIXe siècle et lui servit d’oraison funèbre.

Notes
1683.

Dominique KALIFA, « L’entrée de la France en régime "médiatique" : l’étape des années 1860 », in Jacques MIGOZZI [dir.], Littérature populaire : mutations génériques, mutations médiatiques, Limoges, Pulim, 2000.

1684.

« […] le redéploiement des sensibilités n’est peut-être pas autre chose qu’un mouvement de rejet de la douleur, de la brutalité et de la cruauté, dessinant ainsi les contours d’une nouvelle société des mœurs ». Frédéric CHAUVAUD, De Pierre…, op. cit., p. 234.

1685.

Globalement, l’usage des sens connut une évolution (si ce n’est une révolution engendrée par les exigences pastoriennes) ; la normalisation bourgeoise entraîna par exemple une baisse du seuil de tolérance aux nuisances sonores. Les plaintes semblent s’être multipliées au début du XXe siècle. Cf. AML, 1127 WP 35.

1686.

A Paris, la morgue ne faisait déjà plus recette, le « respect du mort » ayant remplacé l’envie de spectacle. Cf. Bruno BERTHERAT, « La morgue de Paris », in Frédéric CHAUVAUD, Violences…, op. cit., p. 290.

1687.

Paul-Louis Badin fut guillotiné le 20/01/1917 ; Claude-Alfred Flagnais le 12/04/1918 et Claude-Marie Cuisinier le 04/02/1919. Les deux plus grands quotidiens lyonnais de l’époque (Le Progrès et Le Lyon Républicain) ont été consultés.

1688.

Gérard NOIRIEL, Les ouvriers…, op. cit., pp. 95-96.

1689.

André RAUCH, Boxe, violence du XX e siècle, Paris, Aubier, 1992, pp. 17-18. A partir des années 1920, les combats de boxe dans les vogues lyonnaises disparurent. Cf. Isabelle GAILLARD, Les loisirs…, op. cit., f° 104.

1690.

« Commercialization of leisure ». Roy ROSENZWEIG, Eight hours for what we will, workers and leisure in an industrial city, 1870-1920, Cambridge, Cambridge University Cup, 1983, 304 p.

1691.

Edward L. SHORTER, Charles TILLY, « Le déclin de la grève violente en France de 1890 à 1935 », Le Mouvement Social, n° 76, juillet-septembre 1971, pp. 95-118.

1692.

On retrouve ici l’idée d’une conjonction entre une violence désormais confisquée par l’Etat et une adhésion à ce même Etat ainsi qu’aux valeurs bourgeoises permettant l’autocontrôle en public. Cf. Robert MUCHEMBLED, La société…, op. cit., pp. 313-314.