Une nouvelle normalisation : la pédagogie républicaine

Les évolutions politiques sont peut-être les plus importantes tant elles aidèrent à désorganiser l’autorégulation populaire, au moment même où la masse des employés venait gonfler les effectifs des classes moyennes. Après avoir tenté pendant huit décennies de combler le fossé des sensibilités dans le maintien des inégalités, les autorités n’étaient pas réellement parvenues à influer sur les comportements populaires : l’autre peinait à devenir le même. Avec la Troisième République, ce ne furent plus les mêmes hommes qui occupèrent les places qui comptaient. D’une part, les républicains réussirent là où les autres avaient échoué en refusant la distinction au profit de l’assimilation – en intégrant par exemple politiquement la fraction masculine de la population (la démocratie était devenue inévitable et s’avéra vite inoffensive) 1693  ; ils bénéficièrent, en outre, des retombées des actions entreprises depuis un siècle : il fallut du temps pour que, des discours à la mise en pratique, des premiers résultats se fissent sentir. Leurs idées n’étaient pas forcément neuves mais ils étaient enfin au pouvoir assez longtemps pour les faire appliquer. D’autre part, de nouveaux rapports de pouvoir se firent jour, mettant en liaison les bourgeoisies avec, non plus le peuple, mais la classe ouvrière : les années 1880 marquèrent les débuts d’un mouvement ouvrier organisé « […] grâce auquel les "classes laborieuses" fusionnèrent en une seule "classe ouvrière" 1694  ». La montée du syndicalisme et des partis ouvriers et/ou populaires joua également un rôle de normalisation fondamentale qui fut rendu possible grâce à la sédentarisation et à la concentration des ouvriers d’industrie ; elle fut également d’autant plus aisée – et se substitua d’autant plus facilement aux façons de faire populaire – qu’elle en utilisait les vecteurs (contacts personnels, prépondérance de l’oralité 1695 ) et les lieux (la rue qui, avec la manifestation, fut désormais moins le lieu de l’expression sociale – qu’elle avait été – que celui de l’expression politique). Pour se faire entendre et être crédible, l’ouvrier devait adopter les règles du jeu des élites 1696 tandis que l’Etat cherchait à couler tous les citoyens dans le même moule de l’école laïque républicaine 1697 par ses actions pédagogiques (enseignement primaire, cours du soir, bibliothèques, etc.). Le peuple devait intérioriser la négativité de sa différence pour mieux la combattre.

Perfection ultime de l’inclusion, l’intégration des paysans et des ouvriers à la République amena, dans le temps long, à la réduction du décalage entre normes populaires et normes du pouvoir. De nouveaux rapports se tissaient entre peuple et pouvoir ; la notion de solidarité devint moins une notion populaire qu’une notion partagée, reprise par l’Etat providence. Face aux défis de la démocratie, les classes dirigeantes ne pouvaient en effet plus compter sur l’appui des masses « sans rien leur offrir en échange 1698  ». Ce fut le début des politiques sociales, alors que l’influence politique de la philosophie marquait franchement le pas et qu’on assistait à l’avènement des sciences sociales. Les conventions collectives et, plus généralement, la mise en place de négociations pourraient être appréciées comme des actions concertées pour faire converger les deux systèmes tout en conservant des réactions anciennes (camper sur ses positions, ruser, prendre la mesure de l’adversaire). L’Etat devint aussi celui qui aide : 40 heures, congés payés, sécurité sociale, etc. Le tournant essentiel en matière de politique d’assistance date certainement de la Troisième République avec l’adoption de nouvelles conceptions se traduisant par des initiatives nationales (loi de 1905 sur l’assistance aux vieillards, infirmes et incurables) et locales (politique municipale en faveur des familles nombreuses dès les années 1880). L’assistance était désormais rejetée, les progrès sociaux devaient la rendre inutile car, fut-il affirmé dans une séance du Conseil municipal en 1876, ‘«’ ‘ s’il faut au despotisme et à l’Empire un peuple d’indigents et de mendiants ou de fainéants, il faut à la liberté et à la République un peuple de travailleurs’ 1699  ». Les notions de marginalité et de fragilité furent redéfinies, ce qui évacua de ce fait bon nombre d’incompréhensions. Une fragilité fut enfin reconnue au travailleur voué à se sédentariser : c’est la « naissance du chômeur 1700  ». Dès la Belle Epoque, les vagabonds et mendiants furent remplacés par les bohémiens et les étrangers. De nouvelles peurs furent créées 1701 ayant pour avantage d’être à présent partagées par toutes les classes de la société (on se souvient que le peuple ne pouvait adhérer à la peur du vagabond). De plus en plus, la figure de l’autre devint celle de l’étranger à la communauté nationale au détriment de l’altérité sociale. Les discours restèrent les mêmes et les fantasmes identiques, mais le choix politique des élites privilégia l’union à la division 1702 .

Pourquoi cette impression de ne parler que de l’homme ? Les femmes n’auraient-elles pas été – au moins à court et moyen terme – les grandes perdantes de la normalisation, pour elles synonymes de moins de liberté (malgré, notamment, la légalisation du divorce) ? Leur place au sein de l’autorégulation était autrement plus importante que celle qui leur fut réservée par le système normatif des dominants. Elles ne pouvaient plus jouer sur le décalage entre les deux systèmes et la République se fonda d’abord sur les hommes : la liberté offerte par l’école leur était reprise par la prégnance des devoirs domestiques, tandis que les mondes politique, syndical et usinier demeuraient essentiellement masculins. Présentes dans le peuple, les femmes eurent davantage de difficultés à trouver leur place au sein de la classe. Leur statut de mineures à éduquer était encore renforcé, de même que leur isolement dans la cité 1703

Notes
1693.

Eric J. HOBSBAWM, L’ère des empires…, op. cit., chap. IV : « Du bon usage de la démocratie ». Démocratie innofensive car, ainsi que le remarque Robert Castel (Les métamorphoses…, op. cit., p. 521), les ouvriers vivent alors leur participation à la chose publique dans la subordination : « la consommation (mais de masse), l’instruction (mais primaire), les loisirs (mais populaires), le logement (mais le logement ouvrier), etc. ».

1694.

Id., p. 174.

1695.

Cf. Yves LEQUIN, « Classe ouvrière et idéologie dans la région lyonnaise à la fin du XIXe siècle (vers 1870-1914), Le Mouvement Social, n° 69, octobre-décembre 1969, p. 12.

1696.

« [Les partis et mouvements ouvriers] se basaient sur les mêmes valeurs et les même hypothèses rationalistes que le libéralisme ». Eric J. HOBSBAWM, L’ère du capital…, op. cit., p. 409. On peut, du reste, comprendre la violence anarchiste comme un épiphénomène de cette normalisation – ou comment la violence politique devint monstrueuse.

1697.

De nouvelles conceptions de l’enfant s’imposèrent alors. Auparavant, qu’il eut 10 ou 70 ans, le mendiant était traité de la même manière ; désormais, l’enfant fut de plus en plus déclaré irresponsable, au contraire des parents. Cf. le dossier sur la protection de l’enfance, ADR, 3 Up 276. Derrière cela, il y avait la volonté de faire disparaître l’enfant de la rue – ce qui à terme le coupa de l’autorégulation et de l’apprentissage de la violence – car, par rue, on entendait mauvaise influence de la famille populaire. Cf. ADR, 3 Up 277, Manuel du comité lyonnais de défense des enfants traduits en justice, sa, sd [ca 1910], 26 p. et Bulletin de l’union des sociétés de patronage de France, 15/12/1903, 8 p.

1698.

Eric J. HOBSBAWM, L’ère du capital..., op. cit., p.408. Il était d’autant plus facile aux bourgeoisies de donner le change qu’elles se sentaient moins menacées par une démocratisation qui signifiait normalisation mais qui ne la dépouillait pas.

1699.

Citée dans Claudine DAHAN, La misère…, op. cit., f° 105.

1700.

Christian TOPALOV, Naissance…, op. cit. Cf. aussi, pou reprendre ce qui précède, les cinq conditions définies par Robert Castel (Les métamorphoses…, op. cit., pp. 525-547) qui permettent le passage du rapport salarial des débuts de l’industrialisation au rapport salarial qu’il nomme « fordiste » élaboré au début du XXe siècle : différenciation actifs/inactifs ; sédentarisation de l’ouvrier par « rationalisation du procès de travail » ; naissance et encouragement de la consommation ouvrière ; « accès à la propriété sociale et aux services publics » ; « inscription dans un droit du travail qui reconnaît le travailleur en tant que membre d’un collectif doté d’un statut social ».

1701.

« Avec la République, la peur sociale se fragmente et se modifie […] », remplaçant l’ancien axiome « classes laborieuses, classes dangereuses ». Christophe CHARLE, Histoire sociale…, op. cit., p. 323. Dans le même temps, il semblerait que les vagabonds aient cessé de bénéficier de la solidarité et de la sociabilité populaire. Cf. Jean-François WAGNIART, « Les migrations des pauvres en France à la fin du XIXe siècle : le vagabondage ou la solitude des voyages incertains », Genèse, n° 30, 1998, p. 50.

1702.

Cf. par exemple AML 1127 WP 35 au sujet de la politique municipale lyonnaise du début du XXe siècle.

1703.

Cf. notamment Mathilde DUBESSET et Michelle ZANCARINI-FOURNEL, Parcours de femmes. Réalités et représentations. Saint-Etienne, 1880-1950, Paris, Presses Universitaires de Lyon, 1993, 270 p. La participation des femmes à l’autorégulation populaire tenait pour beaucoup à l’organisation du travail féminin basé sur la proximité travail/foyer. La séparation des deux sphères au temps de l’usine crispa les relations entre les sexes, les ouvriers s’inquiétant de la disparition des métiers féminins traditionnels (couture), qui contenaient les femmes. Cf. Michelle PERROT, « La femme populaire rebelle », in Christiane DUFRANCATEL et alii [dir.], L’histoire sans qualités, Paris, Galilée, 1979, pp. 125-156.