Les avenirs du peuple

La fin du peuple, la fin de la vie de quartier : tout autant de mythes avec lesquels il faut en finir. Le cinéma français des années 1930 nous montre la vie populaire des grandes villes ; les réactions de la foule semblent les mêmes qu’au siècle passé (La Chienne, Le jour se lève), les rapports interpersonnels à l’atelier ou dans l’immeuble – liés ou non à l’événement – fonctionnent toujours de la même manière (Le crime de Monsieur Lange, Boudu sauvé des eaux) et indiquent la perméabilité dedans/dehors (Hôtel du Nord), tandis que le dialogue est encore difficile entre la population et la police (Quai des orfèvres, L’assassin habite au 21) et que la figure du marginal hésite entre compréhension et rejet (Liliom, Boudu). Et tous, sans exception, évoquent la difficulté d’aimer et la prégnance des masques sociaux dans les rapports hommes/femmes, si visibles dans nos propres archives. Les documents consultés des années 1880-1900 nous renseignent sur les mêmes délits, les mêmes rixes, les mêmes attroupements qu’en 1800 ou 1850 1705 .

Et si l’évolution était plus tardive, s’il fallait chercher les ruptures définitives du côté de chez Jacques Tati (Mon Oncle, Playtime) ? Certains croient déceler dans l’architecture des habitats collectifs d’après 1945 les raisons d’un changement des façons d’être à la ville 1706 . Les nouvelles banlieues rompraient tout lien ancien, ne proposant plus un lieu de vie véritable. Exagéré ? Certainement, puisque les banlieues, pour le meilleur comme pour le pire, sont encore des espaces de vie où l’autonomie populaire est sans doute importante. Le véritable changement ne serait alors pas lié à l’habitat. Il daterait plutôt des débuts de la société de consommation, de ce moment où les ménages commencèrent à s’équiper, où la douceur du home se trouva désormais à la portée des plus nombreux, où la radio et la télévision n’empêchèrent pas les rapports à l’autre mais supprimèrent le contact physique. Ce furent là des tactiques plus fines de normalisation : journaux, publicité, école, grands magasins ; la normalisation, apportant bien-être et vie meilleure, s’opérait en créant l’envie et le désir de ressembler à. Comment un système d’autorégulation pouvait-il être encore possible si les rapports interpersonnels n’étaient qu’indirects ? L’adoption du repli bourgeois chez soi/sur soi entraîna la fin des foules arbitres : aujourd’hui, plus personne ne se sent chez soi dans la rue et les peurs des élites d’autrefois sont devenues les nôtres. Cette évolution a été rendue possible grâce à l’avènement des classes moyennes – caractérisées par leur faible autonomie et tournées vers le haut pour se démarquer des ouvriers.

De l’autorégulation aux raffinements de la société de consommation, du peuple à l’individu : en un siècle nous serions passés du « nous » au « je », avec une étape intermédiaire, la classe ouvrière. On parlerait alors de peuple pour une période s’étendant jusqu’aux années 1880, puis de classe ouvrière pour le XXe siècle et, enfin, d’individus depuis une vingtaine d’années. Ce schématisme, quoique paraissant fonctionner dans le cadre lyonnais (déclin de la Fabrique et avènement de l’usine) n’est pas franchement séduisant tant il semble reproduire les regards de différentes générations de chercheurs. Qu’est-ce que cet avènement du « je » ? ; n’a-t-il pas toujours été présent aux côtés du « nous » ?

Notes
1705.

Voir par exemple les affaires conservées aux Archives départementales du Rhône en 4 M 196 ou 4 M 479.

1706.

Alain LEMENOREL, « Rue, ville… », art. cit., pp. 429-430.