D’un siècle à l’autre

XIXe, XXe, XXIe siècles : les invariants sont nombreux puisque nous vivons toujours en société et que la vie sociale – quelle qu’elle soit – repose sur un principe de domination et est constituée de rapports de pouvoir. La population, par exemple, a conservé une certaine animosité envers l’agent de police, ne peut dissimuler sa joie lorsqu’elle trompe le fisc… Le pouvoir a gardé les grandes lignes d’une gouvernance basée sur le quadrillage – étendu au monde rural – mais a conservé de nombreuses failles, les entretenant lui-même au besoin, faisant la part belle à des possibilités d’arrangements (grâce présidentielle du 14 juillet par exemple). Nous avons été frappé durant notre travail des nombreux parallèles entre les techniques du pouvoir du XIXe et celles d’aujourd’hui – et est-ce un hasard si certains de nos actuels dirigeants politiques ont remis au goût du jour la France du Second Empire ? Il est vrai que quadriller la société est devenu un jeu d’enfant grâce aux progrès technologiques de ces dernières années : qu’est-ce qui pourrait encore échapper au pouvoir ? Le double mouvement d’inclusion/exclusion perdure encore (ne veut-on pas enfermer et rééduquer les « sauvageons » malgré l’échec des précédentes tentatives ?) et l’utilisation des hétérotopies n’a jamais autant fonctionné (les banlieues, créatrices d’outsiders 1707 , servent à alimenter un discours alarmiste bien défini tout en offrant à la police un vivier pour des opérations de séduction sécuritaire – même si elles échappent parfois au contrôle du pouvoir).

Au-delà de ces invariants, le changement intervenu réside dans l’imposition du modèle de gestion sociale venu d’en haut. La « zone d’indétermination » s’est considérablement resserrée entraînant le comblement du décalage entre les normes populaires et celles du pouvoir. Les seuils de tolérance ont fini par devenir plus ou moins équivalents – notamment en ce qui concerne la norme juridique. Bien sûr, il existe encore des écarts : de façon certes grossière, on peut encore dire de tel ou tel comportement qu’il est populaire. Les décalages se font sur des détails – qui nous paraissent des montagnes – mais qui ne sont que des détails par rapport aux écarts d’il y a un siècle et demi. Plus exactement, des différences subsistent au niveau des représentations et des manières d’appréhender le monde ; pour le reste, il y a normalisation des comportements (grosso modo, tout le monde suit les mêmes règles). L’écart, de toute manière, ne se comblera jamais ; la rigueur et la multiplicité des normes ne sont que des garde-fous sans cesse réactualisés mais obligatoirement bafoués. Le rapport entre code de la route et automobilistes en est un excellent exemple – d’autant qu’il permet également de souligner combien les questions d’honneur (et tout ce que cela induit de comportements agressifs) n’ont pas disparu de notre société. L’écart, s’il ne se comble pas, se déplace et ainsi trouve toujours des objets sur lesquels s’appliquer.

Il y eut effectivement ruptures pour de nombreuses raisons que nous avons répertoriées ; mais il est également patent qu’aucune évolution ne se produisit brutalement – il y eut une succession d’ajustements depuis 1880 jusqu’à aujourd’hui : entrée en régime médiatique et normalisation républicaine à la Belle Epoque ; repli chez soi/sur soi et recul de la violence quotidienne avec la Première Guerre Mondiale ; redéfinition du monde urbain et société de consommation après 1945. Les réflexions entamées à propos des cent dernières années ont simplement valeurs d’hypothèses. Il serait donc nécessaire de plonger à présent dans les archives du XXe siècle afin de les valider ou de les rejeter.

Notes
1707.

D’autant que désormais l’entrée en ville se fait principalement par les banlieues. Cf. Jean-Luc PINOL, « Lectures transversales et longitudinales d’une société urbaine : Lyon aux XIXe et XXe siècles », Histoire Economie Société, n° 3, 1994, pp. 543-549.