Introduction

Cette thèse de doctorat s’inscrit dans la continuité des travaux sur le langage au travail et propose une réflexion sur le fonctionnement et le déroulement des interactions verbales dans les très petites, les petites et moyennes entreprises. Mais avant d’adopter un point de vue « extérieur » à la situation, d’avoir un regard linguistique sur les interactions se déroulant entre un-e client-e et une secrétaire, j’ai eu l’opportunité d’avoir un un point de vue « interne » sur la situation, du fait que je me sois trouvée à des occasions différentes à chaque « bout du fil ». J’ai déjà été, comme chacun d’entre nous, en contact téléphonique avec des entreprises, en tant que cliente, et dans le même temps, j’ai pu voir comment se déroulait, de l’intérieur, le travail d’une secrétaire, puisque ma mère l’était (nous y reviendrons). L’analyse du discours en situation a donc permis d’avoir un regard plus scientifique sur ce type d’interactions et de formuler des hypothèses sur le fonctionnement de ces interactions et sur les relations entre les différents participants à ces interactions. Il s’agit donc de faire une description des comportements interactionnels à travers une situation sociale.

J’ai choisi de raconter la genèse de mon sujet de manière anecdotique, parce que ceci me permettra non seulement de justifier la pertinence de mon choix, mais aussi, d’une certaine façon, de rendre hommage aux personnes qui m’ont permis de constituer les corpus grâce auxquels cette recherche est « née ».

J’ai souhaité, dans un premier temps, décrire et analyser les interactions du type de celles constituant mes propres interactions de travail. En effet, durant mon année de maîtrise, j’ai travaillé dans différents types de sociétés qui étaient toutes sujettes à d’éventuelles analyses interactionnelles. Il s’agissait d’emplois (nous pouvons plutôt parler ici de « jobs d’étudiants ») dans un fast-food 1 , et surtout dans des sociétés de téléprospection 2 . Je me suis rapidement heurtée à un mur 3 , les professionnels de ce milieu refusant catégoriquement que les interactions entre leurs « télé-enquêteurs/trices » et leurs interlocuteurs/trices (client-e-s d’une entreprise, noms pris au hasard ou selon leur profession, leurs loisirs, etc.) soient enregistrées et ce, même si elles étaient anonymisées. Comme le soulignent Boutet, Gardin et Lacoste (1995 : 15), enregistrer les interactions sur un lieu de travail pose certains problèmes : « il s’agit de réfléchir à l’opportunité du magnétophone ou de la vidéo, de négocier leur introduction dans un milieu de travail, de discuter les conditions de l’enregistrement ». Il me semble encore aujourd’hui que ces interactions sont des objets d’analyse très intéressants pour diverses raisons : le script est imposé mais connaît toutefois certaines variations minimales, des conseils de différents types sont donnés aux télé-enquêteurs comme sourire au téléphone, parler au présent, alors que nous verrons que le passé est largement utilisé comme procédé de politesse, etc.

Parallèlement à ces diverses activités professionnelles, je « baignais » dans une activité professionnelle familiale et familière. Activité professionnelle familiale parce que mes parents sont eux-mêmes des professionnels du bâtiment, tout comme le furent les parents et grands-parents du gérant de cette entreprise familiale, mon père. Activité familière parce que vivre sur le lieu de travail de mes parents m’a permis de voir en quelque sorte les « coulisses » de l’entreprise, et de participer de temps en temps à la vie de l’entreprise, de différentes manières (en accueillant les client-e-s, en répondant au téléphone, en classant des dossiers, en étant témoin de conflits, etc.). J’ai donc décidé, dans un second temps, d’enregistrer les interactions entre secrétaires et client-e-s (mais aussi quand cela serait possible, entre client-e-s et patrons et entre secrétaires et patrons) dans l’entreprise familiale, puis dans d’autres types d’entreprises (assurances, transports, bâtiment) afin de faire une comparaison des activités langagières entre ces différents types d’entreprises. En effet, je me suis immédiatement demandée si les interactions entre secrétaire et client-e-s se déroulaient de la même façon dans d’autres entreprises, sachant que d’après mes premières observations 4 , celles se déroulant dans l’entreprise familiale apparaissaient, à mes yeux, comme plutôt familières, du moins plutôt peu « formelles » (absence de présentation de l’entreprise par la secrétaire, présence d’une distance de la part de celle-ci vis à vis de certain-e-s client-e-s, etc.).

La comparaison avec d’autres entreprises m’a donc parue nécessaire pour répondre à certaines questions d’une part d’ordre général : la secrétaire de PME a-t-elle un profil type ? Quels sont les rôles qui sont systématiquement remplis par chaque secrétaire ? A quoi sont dues les variations repérées d’une entreprise par rapport à une autre, et quels sont les éléments qui entraînent ces variations ?, et d’autre part des questions plus précises sur le déroulement même des interactions : les prix sont-ils négociés par les client-e-s, tout comme les délais, mais aussi les services ? Y a-t-il des stratégies argumentatives propres à chaque type d’entreprise ? Les rituels de politesse linguistique sont-ils les mêmes d’une entreprise à l’autre ou bien sont-ils propres à chaque type d’entreprise, adaptés aux types d’interactions s’y déroulant, donc aux relations existant entre les différents participants ?

L’un des objets de cette recherche, débutée durant mon année de Maîtrise (1997) et poursuivie lors de mon Diplôme d’Etudes Approfondies (1998) fut, en quelque sorte, de décrire les « coulisses » des activités quotidiennes se déroulant dans les bureaux de P.M.E., afin d’analyser leur fonctionnement par le biais des interactions verbales et de mettre à jour toute leur complexité, notamment due au fait que, si ces activités de travail (celles qui nous intéressent particulièrement ici étant des activités de travail à distance) sont quotidiennes pour les professionnels que sont la secrétaire, le patron et les autres employés, elles ne le sont pas pour les client-e-s. Ce point est intéressant à souligner pour deux raisons :

Je vais présenter maintenant le plan de la présente recherche.

Plan de la recherche

Première partie : Cadre théorique, méthodologique et spatial de l’analyse.

Dans cette première partie, nous allons situer notre recherche dans un cadre théorique et méthodologique, et nous présenterons les objectifs de cette recherche. Le premier chapitre consiste en une présentation de nos outils d’analyse, appartenant non seulement au courant dans lequel nous nous situons, la linguistique interactionnelle, mais aussi d’outils empruntés à d’autres approches. Dans le deuxième chapitre, nous présenterons notre objet d’étude et notre problématique, en définissant et décrivant notamment le lieu de nos interactions, l’entreprise. Le troisième chapitre présentera notre méthode, qui se veut descriptive et comparative. La suite de ce travail consiste en l’analyse des interactions de travail constituant nos corpus, analyse qui se présente en trois parties principales.

Deuxième partie : Caractéristiques générales et script des interactions de travail au téléphone.

Cette deuxième partie a un objectif double, le premier est de permettre, par la description, de mieux rendre compte de ce qui se passe pendant une interaction entre la secrétaire et le/la client-e, et le second objectif est de repérer les différences et les similitudes dans le fonctionnement des interactions des différents types d’entreprise (artisanale/ industrielle, familiale/ sans lien familial, travail local/ national voire international). Comme nous l’avons déjà souligné, la base méthodologique et théorique de référence de l’analyse est constituée des travaux français sur l’interaction verbale proposés par Kerbrat-Orecchioni, Traverso et Vion. Cette partie se décompose en deux chapitres, le premier est une description des caractéristiques générales de ce type d’interaction, le second est une description du script général de l’interaction de travail téléphonique. Les interactions de travail entre secrétaire et client-e-s dans nos corpus ont pour caractéristiques générales d’être strictement verbales (mais autour de ces interactions, se déroulent d’autres types d’interactions qui ne sont pas toutes verbales), d’être complémentaires (les relations entre les participants sont des relations complémentaires, donc non symétriques), à finalité externe, et coopératives (nous reviendrons sur la recherche du consensus tout au long de notre travail). Le second chapitre consiste en une description du script général des interactions, avec un intérêt particulier pour les séquences encadrantes que sont l’ouverture et la clôture, séquences que nous étudierons en détail, et que nous comparerons à un autre type d’interaction qui nous intéresse aussi ici, secondairement, les interactions « internes » (entre salariés de la même entreprise). Pour chacun de ces points, nous proposons une description et une analyse communes à chaque corpus, c’est-à-dire que nous avons d’abord voulu souligner les récurrences, les similitudes entre les différents corpus, en relevant tout de même, quand cela nous semble pertinent, les différences qui peuvent apparaître d’un corpus à un autre.

Troisième partie : Les identités dans l’entreprise

L’objectif de cette troisième partie est de souligner l’importance du rôle de la secrétaire au sein de son entreprise. Le rôle de la secrétaire a tendance à être dévalorisé, minimisé, banalisé, alors que la secrétaire est pourtant le « gardien » en quelque sorte de l’entreprise : elle en surveille l’accès et s’attache à préserver le bon fonctionnement de l’entreprise. Dans un premier chapitre, nous définirons les notions d’identité, de statut et de rôle, et nous verrons ceux de la secrétaire en entreprise. Nous aborderons, dans un deuxième chapitre, la question du «  gender  », lors de l’analyse des différences de comportements langagiers entre les femmes et les hommes au travail. Pour ce faire, nous nous aiderons des différentes analyses ayant déjà été faites sur cette question, par Lakoff, Tannen, Mondada, Coates, etc. Nous verrons que la question du « gender » peut ouvrir de nombreuses pistes quant à l’analyse des interactions verbales au travail, mais nous verrons aussi qu’elle est difficilement « isolable » de la question du rôle, ce qui nous poussera à nuancer souvent nos remarques. Enfin, nous repérerons les différentes « stratégies identitaires » (auto-corrections, reformulations, réponses à une critique) présentes dans des situations de travail telles que celles de nos corpus.

Quatrième partie : L’acte de requête. Formulation de la requête, argumentation et négociation dans l’entreprise.

Dans cette quatrième et dernière partie, nous allons revenir sur un acte de langage particulier, celui de la requête. Nous avions défini les interactions de travail comme des interactions à finalité externe, nous reviendrons donc sur le but de l’interaction qui est, pour le/la client-e, de formuler sa requête. Notre base méthodologique et théorique de référence ici sera constituée des différents travaux de Kerbrat-Orecchioni sur la politesse linguistique. Dans un premier chapitre, nous analyserons la formulation de la requête, après avoir défini les types de demandes (demande d’un dire, demande d’un faire). Nous verrons comment la requête est formulée en décrivant les différents moyens utilisés par le/la client-e pour adoucir sa requête, et comment la requête est argumentée par l’appelant, et « traitée » par l’appelé. Ce sera l’objet du deuxième et dernier chapitre, dans lequel nous analyserons les différents cas de négociation dans les interactions de travail, avec l’étude des négociations conversationnelles (Kerbrat-Orecchioni), puis nous achèverons notre étude avec l’étude de l’argumentation dans les interactions de travail.

Mais commençons par décrire les caractéristiques générales des interactions de travail au téléphone.

Notes
1.

Parler de restauration rapide me semble exagéré.

2.

Voir l’article de Pichault et Zune sur les call-centers, 2001 : 75-98.

3.

J’ai tout de même attendu plusieurs semaines avant d’avoir une réponse… négative.

4.

Etant présente sur le lieu de travail de la secrétaire de l’entreprise Artisans (bureaux et appartement se partagent les mêmes locaux), j’ai non seulement relevé des extraits d’interactions « pris sur le vif » mais j’ai aussi assisté aux enregistrements des interactions.

5.

Ou du moins voir les choses différemment.