Chapitre 1 : Emprunts théoriques : Une approche « éclectique »

L’utilité d’une approche éclectique de nos corpus, malgré les risques que cela comporte, s’est imposée à nous très rapidement. Ce travail s’inscrit bien dans le champ de la linguistique interactionnelle, mais le recours à des apports « extérieurs » s’est montré nécessaire. En effet, la nature même de notre objet d’étude est transdisciplinaire : comment décrire la communication dans l’entreprise si nous ne commençons pas par définir l’entreprise, décrire son fonctionnement, parler des personnes qui en font partie. De plus, nous avons précisé en introduction que, si les interactions de nos corpus sont bien des interactions verbales, cela n’empêche pas le fait que d’autres types d’interactions « gravitent » autour de celles-ci. Ces interactions ont lieu entre des élements de différentes natures : entre la secrétaire et son espace de travail, entre son supérieur et elle, etc. Comment alors décrire les interactions Entreprise – Client-e-s sans tenir compte du fait que

‘dans le quotidien du travail en effet, se présentent pêle-mêle activités matérielles, pratiques sociales non langagières, manifestations plurisémiotiques (geste, parole, écriture) (Boutet, Gardin, Lacoste, 1995 : 14).’

Notre objet d’étude est double, étant donné qu’il se trouve à l’intersection de deux types d’interactions, les interactions de travail et les interactions téléphoniques. Un certain nombre d’études ont porté sur le téléphone un regard sociologique (ses usages, les habitudes de ses utilisateurs, le téléphone dans la société, etc.). Ces approches ont eu recours à différents types de méthodes, apportant à l’étude un regard plutôt quantitatif (des travaux statistiques ont permis de relever les différences d’utilisation dans l’usage du téléphone selon le sexe, la profession, etc. des utilisateurs) 7 , ou plutôt qualitatif, en décrivant plus précisément la diversité des usages et des usagers du téléphone :

‘on ne peut pas séparer le téléphone des pratiques sociales dans lesquelles il s’insère. Contrairement à l’usage d’autres médias, celui du téléphone ne constitue pas une activité en soi. Il prend toujours place au sein d’autres activités familiales, amicales, amoureuses, commerciales, professionnelles… (Flichy, 1998 : 406).’

La littérature sociologique sur le téléphone, bien plus réduite que celle consacrée à la télévision ou la presse, est toutefois assez diverse. Un certain nombre d’études ont tenté de répondre à la question suivante : ‘«’ ‘ Qu’est-ce que le téléphone a changé dans nos sociétés après un siècle d’existence ? ’ ‘»’ ‘ 8 ’ en observant les effets du téléphone sur l’activité économique, la sociabilité privée, etc. Les différentes études sociologiques ont donc porté à la fois sur le téléphone dans le cadre du travail (voir l’utilisation du téléphone dans une administration dans l’étude de Beaud et Flichy, 1980) et sur l’usage du téléphone dans la vie privée (voir notamment Bornot et Cordesse, 1981). Une autre approche, cette fois ethnologique, s’est développée en parallèle de l’approche sociologique. Pour les chercheurs se situant dans ce courant 9 , le téléphone est perçu comme un élément clé du lien social qui relie les individus entre eux. Les analystes de la conversation se sont largement intéressés aux interactions téléphoniques, mais en ayant un regard plus linguistique sur ces interactions. C’est ainsi que l’ethnométhodologue Akers-Porrini s’est intéressé aux interactions téléphoniques, précisément à ce qu’elle a appelé « la visite téléphonique » 10 (1997), ou encore au rôle du gender dans les interactions au téléphone (2000). La revue Réseaux présente ces analyses et d’autres, qu’elles soient sociologiques, ethnologiques ou linguistiques, analyses auxquelles nous nous référerons régulièrement tout au long de ce travail.

De nombreuses études ont porté sur les interactions de travail, moins sur les interactions de travail au téléphone. Parmi elles, nous pouvons citer Thomsen (2000) dont la thèse porte sur les conversations d’affaires téléphoniques, les travaux engagés dans le courant des « workplace studies  » (avec Cicourel, Goodwin, etc.), ou encore certains des travaux produits au sein du groupe Langage et travail. Le groupe de recherche Langage et Travail rassemble, depuis une quinzaine d’années, des recherches émanant d’auteurs 11 venant de différents courants, tels que la sociologie, la psychologie, l’ergonomie ou la linguistique. Ceux-ci s’intéressent à la part grandissante du langage dans l’organisation, et leurs premiers ouvrages collectifs (Paroles au travail, 1995, et La transgression des règles au travail, 1996) ont permis de constater que le langage, au travail, est « traité comme une ressource productive » et que ‘«’ ‘ les pratiques de communication font partie des compétences professionnelles ’ ‘»’ (Pène, 2001 : 10). De plus, les diverses recherches ont tendance à montrer que les interactions de travail combinent différents types d’objets, de techniques et de supports (téléphone, ordinateur, visioconférence, écrit traditionnel, etc.). Il y a imbrication de supports de communication diversifiés, et de nouvelles exigences en communications se font entendre, notamment entre les individus (entre le/la client-e/ usager-ère et le commerce/ service). Dans le cadre de notre étude, ce sera entre les client-e-s et la secrétaire mais aussi entre les différents employés, qui n’ont pas forcément l’habitude de communiquer ensemble. Ces questions ont donné naissance à des travaux portant notamment sur l’information au voyageur à la RATP, sur la transmission des informations dans les hôpitaux, le RER, etc. Mais revenons-en à notre objet d’étude.

Pour les raisons précédemment citées et bien d’autres que nous aborderons au fil de notre étude, une approche linguistique nourrie d’apports empruntés à d’autres disciplines nous semble nécessaire pour décrire de façon précise et pertinente les discours de travail. Comme le dit Kerbrat-Orecchioni (1990 : 7), l’étude du fonctionnement des interactions « est par nature transdisciplinaire ». En effet, d’une part, certains éléments du contexte sont pertinents pour la description et l’analyse, comme les espaces de travail, l’éloignement physique des opérateurs ou leur placement côte à côte, car ils ont des conséquences sur l’activité langagière. D’autre part, les participants à l’interaction ne sont pas simplement des locuteurs mais des êtres sociaux :

‘L’activité de travail y compris dans sa composante langagière mobilise toujours les diverses identités et appartenances des agents, les différents éléments de leur biographie, leurs caractéristiques physiques, sexuelles... » (Boutet, Gardin et Lacoste, 1995 : 16). ’

Ces éléments auront aussi des conséquences sur l’activité langagière, ils doivent donc être pris en considération dans l’analyse des interactions, ce qui amène le chercheur à avoir une approche transdisciplinaire de son objet d’étude.

‘Si le linguiste veut, par exemple, comprendre et interpréter le sens d’un document, d’un écran ou d’un message, s’il veut analyser les enjeux d’un courrier dans un bureau, décrire la circulation d’une information dans un atelier ou les usages d’un règlement dans une entreprise, il lui faut bien, qu’il l’ait souhaité ou pas, tenir compte des dispositifs techniques (et les connaître quelque peu), de l’organisation du travail ou des relations sociales (Boutet, 1995 : 248).’

Le contexte est donc pertinent et doit être considéré, non seulement lors de l’analyse, mais aussi lors de la transcription, et donc, lors du recueil des données. Ainsi, lors du recueil des données, notre présence nous a semblé inévitable afin de noter les éléments du contexte pouvant venir modifier le déroulement des interactions, et pouvant ensuite nous aider lors de la transcription de nos corpus. Même si la communication est uniquement verbale puisqu’il s’agit de conversations téléphoniques, il nous a paru pertinent de décrire les « éléments » extérieurs à l’interaction pouvant venir en modifier le déroulement : la présence d’autres personnes, l’importance de l’ordinateur, etc. En effet, « on ne peut pas ne pas communiquer » (Watzlawick) 12 , tout comportement est porteur de signification et peut donc modifier les données de l’interaction. Toutefois, notre analyse est d’abord une analyse des interactions verbales et ce, même s’il est vrai que le comportement verbal ne constitue qu’un aspect du comportement communicatif, ce qui nous amènera à élargir notre champ d’étude quand cela sera nécessaire. Nous avons ainsi choisi de faire notamment une description et une analyse des espaces de travail en ayant recours à la psychologie et la sociologie des espaces de travail, parce que ceci nous semble pertinente pour l’analyse des interactions verbales entre les différents acteurs.

‘Le « contexte » pourrait être défini comme l’ensemble des informations permettant de restreindre le nombre des significations possibles d’un mot, d’un acte, d’un événement. Le contexte est nécessairement incomplet et extensible : il y a toujours un contexte supérieur et plus vaste (Winkin, 2001 : 68) 13 .’

Le contexte, pertinent pour l’analyse, peut être décrit de façon plus ou moins complète si l’on a recours aux différents courants théoriques, d’autant plus que les interactions de nos corpus sont à l’intersection de deux champs d’étude, les interactions de travail et les interactions téléphoniques. Elles ne peuvent être analysées qu’en ayant recours, non seulement à la linguistique interactionnelle, mais aussi à des apports empruntés à d’autres disciplines dont la sociologie et la psychologie.

Cet éclectisme est revendiqué par un certain nombre d’auteurs comme G.-D. de Salins 14 ou C. Kerbrat-Orecchioni 15 , pour qui ‘«’ ‘ la description des conversations relève d’abord de l’analyse du discours – mais il est vrai qu’elle en excède les frontières pour déboucher sur une étho-psycho-sociologie des communications ’ ‘»’ (1990 : 7). Nous allons donc voir maintenant quels sont les différents courants interactionnistes auxquels nous nous référerons au cours de notre étude, en commençant par présenter nos postulats de base.

Notes
7.

Voir Claisse et Rowe, 1993.

8.

Voir Ball, 1968, Aronson, 1992, de Sola Pool, 1977.

9.

Voir notamment Manceron (1997) qui a étudié l’usage du téléphone chez un groupe de jeunes Parisiens, pour qui le téléphone est l’instrument essentiel leur permettant d’organiser leurs loisirs communs.

10.

Il s’agit de l’appel téléphonique ayant pour objectif de « rendre visite », à distance, à son interlocuteur.

11.

A. Borzeix, J. Boutet, B. Fraenkel, D. Faïta, B. Gardin, J. Girin, M. Grosjean et M. Lacoste.

12.

Watzlawick appartient à l’Ecole de Palo Alto.

13.

Voir Bateson, 1981 : 128.

14.

Dans la préface d’Une approche ethnographique de la communication (1988 : 10), elle écrit : « j’avoue me sentir plus franchement à l’aise dans une démarche qui va du terrain d’observation à des données théoriques variées que je m’autorise à choisir librement, selon l’objet et les résultats de mes investigations ».

15.

Voir Les interactions verbales, 1990 : 55-73, dans lequel elle fait le point sur les différents courants interactionnistes, dont un certain nombre d’outils utiles pour l’étude des interactions et de leur fonctionnement sont empruntés « à des théories extrêmement diverses – ethnométhodologie (…), modèle genevois (…), sociologie goffmanienne pour les notions de « face » et de « rituel », ethnographie des communications (…) » (p.7).