1.1.2.Le modèle hiérarchique

C’est au milieu des années soixante-dix que le premier modèle d’analyse hiérarchique du discours est apparu avec Sinclair et Coulthard (1975), modèle né d’une interrogation de la part des auteurs portant sur les fonctions du langage et sur les unités d’analyse supérieures à la phrase. Leur objectif était de ne plus travailler sur des phrases abstraites, mais d’examiner des exemples réels, donc de redonner son importance au contexte en montrant par exemple que ‘«’ ‘ seul le contexte permet de déterminer si une phrase à la forme interrogative est réellement une question au moment où elle est produite, ou si elle n’est que pure rhétorique, etc. ’ ‘»’ (Bachmann, Lindenfeld et Simonin, 1981 : 163). Ce modèle s’est lui-même inspiré de l’idée de hiérarchie développée par Halliday :

‘Dans le domaine grammatical, Halliday, à qui se réfèrent les auteurs, avait longuement développé l’idée d’une hiérarchie des unités grammaticales. Les morphèmes se combinent en mots, qui eux-mêmes forment des groupes. C’est cette démarche, classiquement attestée dans les recherches linguistiques, que Sinclair et Coulthard appliquent à l’analyse du discours (ibid.) 16 .’

Ce modèle a ensuite été retravaillé de façon à devenir plus cohérent par Roulet et « l’école de Genève » d’abord en 1981, puis en 1985 17 , pour devenir un modèle permettant de visualiser les relations entre les différents constituants de l’interaction, la structure globale de l’interaction. Ce modèle comporte quatre rangs : l’incursion, qui se décompose en échanges, constitués eux-mêmes d’interventions, constituées d’actes de langage. Nous reprendrons ici le modèle de Kerbrat-Orecchioni (1990 : 213) qui est un modèle à cinq rangs. Il a été ajouté un rang intermédiaire entre l’interaction et l’échange, la séquence. Ce modèle s’est donc imposé à nous puisque ce sont deux séquences, l’ouverture et la clôture, que nous décrirons dans la partie suivante :


Unités dialogales
Interaction (ou « incursion »)
Séquence (« transaction », « épisode », phase », etc.)
Echange (« exchange », « interchange »)

Unités monologales
Intervention (« move », « contribution »)
Acte de langage

Vion, quant à lui, a ajouté à ce modèle un sixième rang, le module, situé entre l’interaction et la séquence. Dans les interactions de travail, il peut se développer des modules de conversation, c’est pourquoi nous emprunterons à Vion le terme de « module conversationnel » pour décrire un ‘«’ ‘ moment de conversation intervenant à l’intérieur d’une interaction ’ ‘»’ (1992 : 149) 18 . En ce qui concerne les autres rangs d’analyse, nous allons les décrire ici d’une façon générale, nous les analyserons plus en détail tout au long de notre étude.

L’interaction est l’unité de rang supérieur 19 , elle est donc constituée d’unités de rangs inférieurs que nous détaillerons ensuite. Kerbrat-Orecchioni définit l’interaction de la façon suivante :

‘Pour qu’on ait affaire à une seule et même interaction, il faut et il suffit que l’on ait un groupe de participants modifiable mais sans rupture, qui dans un cadre spatio-temporel modifiable mais sans rupture, parlent d’un objet modifiable mais sans rupture (1990 : 216).’

En ce qui concerne les interactions de nos corpus, la délimitation des interactions n’a posé aucun problème puisque les séquences d’ouverture et de clôture sont « matérialisées », « concrétisées » par l’acte de décrocher et raccrocher le combiné du téléphone, actes qui délimitent les interactions de ce type. Toutefois, il reste le cas de ce que nous pouvons appeler les ‘«’ ‘ Interactions Consécutives à Complémentarité Immédiate ’ ‘»’ (ICCI), c’est-à-dire les interactions du type ‘«’ ‘ Je vous rappelle car j’ai oublié de vous demander… ’ ‘»’. Ces interactions sont particulières dans le sens où leurs séquences encadrantes sont plus courtes, l’appelant va plus directement au but, puisque les rituels d’ouverture et de clôture ont déjà été échangés dans leur première interaction.

Corpus Assureurs, Interaction 2 20

Ouverture 1S X. bonjour

2C oui: bonjour madame cabinet B.-[T.

3S [oui madame bonjour

4C je m’permets d’vous appeler suite à votre appel de ce matin-

5S -oui

6C concernant un chèque que vous n’retrouvez pas dans votre comptabilité-

7S -oui tout à fait

8C . alors celui-ci qui était d’un montant de 1609, 45

(…)

Clôture 53C non mais moi je n’vois pas d’urgence non plus hein [sauf qu’il faut quand même que j’aille chercher (… ?) c’est tout

54S [ah bon c’est très bien très bien

55C voilà merci [au r’voir

56S [au r’voir

Interaction 4 (suite de l’interaction 2)

Ouverture 1S X. bonjour

2C oui: bonjour madame Cabinet B.-T.

3S oui

4C je vous rappelle tout de suite suite à notre entretien d’il y a quelques minutes

5S ah oui ce: fameux chèque euh

(…)

Clôture 8C ce chèque nous a bien été débité le 2 mai

(…)

11S d’accord . bon

12C voilà

13S et ben j’vous remercie . au r’voir madame

Interaction 5

Ouverture 1S cabinet B.-T. bonjour

2C oui bonjour madame ce s’rait pour un renseignement s’il vous plaît

3S oui

4C ce s’rait au niveau d’une assurance pour une moto

(…)

8C non c’est à titre: d’information

Ligne passée à la conseillère en assurances moto

14C oui bonjour madame

15N dites-moi alors [. euh pour une tarification moto

16C [oui ce s’rait voilà

(…)

Clôture 65N . d’accord bah écoutez c’est noté et j’vous rappelle dès- pour vous donner [l’tarif

66C [d’accord merci

67N (… ?) pas d’problème au r’voir

68C au r’voir

Interaction 6 (suite de l’interaction 5)

Ouverture 2C oui bonjour madame excusez-moi j’viens d’téléphoner pour une tarification moto et j’ai oublié d’demander quelque chose à la: personne

(…) S passe l’appel à N

9C oui j’ai- c’est où c’est vous qu’j’ai eu [tout à l’heure ↑

10N [oui c’est moi même

11C (rire) excusez-moi j’ai oublié d’vous demander quelque chose

12N c’est pas grave

13C est-ce vous faites aussi …

(…)

Clôture 15C d’accord d’accord bah j’vous remercie

16C voilà de ri[en

17S [au r’voir

18C au r’voir

Nous pouvons voir, à travers ces exemples issus du corpus Assureurs, que les séquences d’ouverture et de clôture dans les ICCI sont plus brèves. La séquence d’ouverture ne comporte en effet pas de salutations complémentaires (exemple Interaction 4), ou même de salutations (exemple Interaction 6). Ensuite, l’auto-identification de l’appelant se fait tout de même, et s’il ne s’était pas présenté dans la première interaction (exemple I 5), l’appelant va se référer à son appel précédent. Ainsi, dans l’interaction 6, l’appelant ne s’étant pas présentée dans sa première interaction avec la secrétaire, va se situer par rapport à son histoire conversationnelle avec elle. Les pré-requêtes sont absentes des ICCI, ou du moins elles prennent la forme d’excuses pour le dérangement occasionné (rappeler son interlocuteur est donc perçu comme dérangeant, menaçant). Les appelants vont donc de façon plus directe au but de leur rappel. Les formules de politesse ayant pour fonction de minimiser la requête sont elles aussi plus réduites, les appelants estimant probablement que celles formulées lors du premier appel sont encore valables, ou bien que le simple fait de mentionner l’existence de l’appel précédent suffit à rappeler les formules de politesse qui y ont été formulées. Quant à la séquence de clôture, les différences sont moins flagrantes, celle que nous pouvons relever étant surtout l’absence de récapitulations, qui ont déjà eu lieu lors de la clôture de la première interaction.

La séquence est définie comme « un bloc d’échanges reliés par un fort degré de cohérence sémantique et/ou pragmatique » (Kerbrat-Orecchioni, 1990 : 218). On appelle donc « séquence » un ensemble d’échanges qui fonctionnent sur une même thématique (critère sémantique). Les séquences que nous étudierons en détail sont les séquences d’ouverture et de clôture (partie 2) qui sont des séquences fortement ritualisées, alors que le corps de l’interaction peut comporter plusieurs séquences, dont la structure est beaucoup moins stéréotypée.

La séquence d’ouverture a de multiples fonctions : amorcer l’échange grâce à certains rituels tels que l’échange de salutations, permettre aux interactants de s’identifier grâce à la reconnaissance mutuelle, leur permettre de ne pas entrer immédiatement dans le vif du sujet en laissant une place pour les questions sur la santé, les considérations sur le temps, etc. La séquence de clôture quant à elle va déterminer « comment les interlocuteurs vont se quitter l’un l’autre » (Laver, 1981 : 148). Elle comporte en règle générale non seulement des salutations de clôture mais aussi des échanges de pré-clôture durant lesquels les participants essaient de minimiser la séparation en formulant des excuses, des souhaits de se revoir bientôt, etc.

L’échange est « la plus petite unité dialogale » (Moeschler, 1982 : 153), constitué en principe de deux interventions au moins, mais certains échanges peuvent ne comporter qu’une intervention. C’est le cas quand l’intervention (initiative ou réactive) est réalisée par un comportement non verbal (hochement de tête, etc.), mais aussi quand l’intervention initiative ne reçoit aucune réaction (on parle alors d’échange tronqué).

L’échange à deux interventions comporte donc une intervention initiative et une intervention réactive, qu’on appelle aussi « paire adjacente », dont l’exemple souvent cité est celui de la paire question-réponse. Cet échange peut être complété par une troisième intervention qualifiée d’« évaluative », qui serait d’ailleurs formulée, d’après certains auteurs 21 , plus souvent dans des interactions téléphoniques (pour compenser l’absence de canal visuel par lequel passent des évaluateurs non verbaux) que dans des interactions en face à face.

Nous allons présenter ici les différents types d’organisation séquentielle des échanges, sachant que nous utiliserons cette terminologie 22 tout au long de notre travail, notamment pour l’analyse de la séquence d’ouverture et de clôture.

Les échanges peuvent être organisés de façon linéaire, on parle alors d’échanges « plats » ou « suivis ». Les exemples suivants sont empruntés à Kerbrat-Orecchioni (1990 : 243-244) :

Ce type d’échange peut subir quelques variations comme la troncation (exemple 1) ou l’imbrication, c’est-à-dire qu’une unité possède deux fonctions et contient donc deux unités (exemple 2) :

Les échanges peuvent être « croisés », c’est-à-dire que les deux échanges sont discontinus. Soit L1 ouvre dans un même tour deux échanges, et L2 répond successivement aux deux (exemple 1), soit les deux locuteurs initient chacun, l’un à la suite de l’autre, un échange, et L2, dans le même tour de parole, tout en initiant son nouvel échange, répond à l’intervention de L1 (exemple 2) :

Dans nos corpus, on peut repérer des échanges croisés dans les séquences de clôture. L’exemple qui suit est extrait du corpus Fournisseurs, Interaction 38 :

92C merci au r’voir — Remerciement – Salutation

93S avec plaisir au r’voir — Réponse remerciement - Salutation

Le croisement des échanges peut être représenté de la façon suivante :

Les échanges peuvent être « enchâssés », c’est-à-dire qu’ils sont inclus dans un échange enchâssant. On trouve deux types d’enchâssement :

Nous avons souvent repéré dans nos corpus des exemples d’échanges echâssés (du type 2). En effet, il y a souvent ce type d’enchâssement lors de questions, pour lesquelles L2 va ouvrir un échange enchâssé afin de demander des précisions sur la question. L’exemple suivant est extrait du corpus Artisans (Interaction 1, 97). Le/la client-e appelle pour demander le prix d’un verre pour une table basse, la secrétaire va initier à plusieurs reprises des échanges enchâssés afin d’avoir des informations complémentaires sur le verre en question (informations nécessaires pour fournir un prix) :

16C euh est-ce que vous pouvez m’dire à peu près un chiffre: de-

17S -bah i’faut m’donner le les mesures de vot’table

18C euh 1750

19S elle est grande hein [1750

20C [par un mètre bah j’ai pris un p’tit peu le [un p’tit peu

21S [oh oui là i’faut même du 6 millimètres hein

22C 6 millimètres ↑

23S oh oui autrement ça va pas être assez solide [hein

24C [et vous pouvez m’donner un ordre de prix . grosso modo hein

25S et les bords doivent êt’polis

(…)

28C euh: ff: [oui

29S [pour pas qu’ça coupe pa’ce que-

(…)

37S . euh j’vais vous dire hein en glace claire hein [pas fumée ↑

38C [ah oui oui ah oui oui euh tranpa- enfin: blan,che

39S d’accord attendez une seconde hein j’vais aller chercher mon tarif

Nous pouvons représenter les échanges de la façon suivante :

16C ― a (demande de prix)

17S ― b (demande d’information complémentaire 1)

18-20C ― b’ (réponse)

21-23S ― b’’ (évaluation – acceptation)

24C ― a (demande de prix renouvelée)

25S ― c (demande d’information complémentaire 2)

28C ― c’ (réponse)

37S ― d (demande d’information complémentaire 3)

38C ― d’ (réponse)

39S ― a’ (donne le prix)

C ― a (demande de prix)

S ― b (demande d’information complémentaire)

C ― b’ (réponse)

S ― b’’ (évalutation)

C ― a (demande de prix)

S ― c (demande d’information complémentaire)

C ― c’ (réponse)

S ― d (demande d’information complémentaire)

C ― d’ (réponse)

S ― a’

Venons-en au rang inférieur, qui est l’intervention.

L’intervention est une unité monologale, définie comme étant la contribution d’un locuteur à un échange. A chaque changement de locuteur, il y a changement d’intervention. Nous ne reprendrons pas ici les problèmes descriptifs liés à l’intervention 23 . L’intervention est constituée d’actes de langage dont un acte directeur, pivot de l’intervention dans le sens où il lui donne sa valeur pragmatique dominante, et un acte ou des actes subordonnés facultatifs, à fonction variable. Dans nos corpus, les interventions sont la plupart du temps des interventions courtes dans lesquelles il est relativement facile de distinguer acte directeur et acte(s) subordonné(s).

L’acte de langage est l’unité minimale monologale, difficilement définissable pour plusieurs raisons, notamment parce que les frontières séparant les différents actes de langage sont floues (il est parfois difficile de distinguer la requête de l’ordre, le conseil de la suggestion, etc.). De plus, plusieurs actes peuvent se trouver amalgamés dans une même séquence. Nous soulignerons pour finir 24 que le contexte est primordial pour rendre compte de la valeur des actes de langage :

‘Si un énoncé tel que « Il est huit heures » peut hors contexte être défini comme une assertion à valeur informative, cette caractéristique est manifestement insuffisante pour rendre compte des différentes valeurs (réponse, avertissement, reproche, justification, etc.) qu’il peut recevoir en contexte (Kerbrat-Orecchioni, 1990 : 230).’

C’est pourquoi nous analyserons, en situation, notamment l’acte de requête dans notre quatrième partie. Nous en venons au cadre de l’interaction, le cadre contextuel.

Notes
16.

Ce qui nous renvoie aussi à la théorie de la double articulation d’André Martinet (Eléments de linguistique générale, A. Colin, Edition remaniée 1980) et à la notion de complexité d’un langage lié au nombre de rangs d’unités qu’il comprend (phonèmes, morphèmes, mots, phrases, textes), voir aussi Benveniste, Problèmes de linguistique générale, T. 1 (chapitre 10), Gallimard, 1966.

17.

En 1981, dans Les études de linguistique appliquée 44 et plusieurs numéros de Cahiers de linguistique française, et en 1985, dans L’articulation du discours en français contemporain.

18.

Pour une analyse des modules conversationnels dans les interactions de service et de commerce, voir Dumas, 2003 : 461-521.

19.

Roulet parle d’« incursion », Goffman, de « rencontre » : « Par une interaction, on entend l’ensemble de l’interaction qui se produit en une occasion quelconque quand les membres d’un ensemble donné se trouve en présence continue les uns des autres ; le terme "une rencontre" pouvant aussi convenir » (1973 : 23).

20.

Les conventions de transcription adoptées pour nos corpus se trouvent en annexe 1.

21.

D’après une étude de Stenstroem (1984), portant sur un corpus de conversations en anglais, l’intervention évaluative (que Sinclair et Coulthard, 1975 : 46, ont nommée le « follow-up move ») est réalisée « verbalement une fois sur trois, mais ce chiffre augmente (une fois sur deux) au téléphone, où il convient de compenser l’absence des évaluateurs non verbaux » (Kerbrat-Orecchioni, 1990 : 237).

22.

Voir pour une description détaillée Kerbrat-Orecchioni, 1990 : 234-263.

23.

Nous renvoyons à Kerbrat-Orecchioni, 1990 (225-229).

24.

De la même façon que pour l’intervention, nous renvoyons à une définition plus détaillée, dans Kerbrat-Orecchioni, 1990 : 229-234.